TFTT #6 â La tech, c'est de droite ? đ
Les hippies, c'est fini. Dans la tech aussi, les fachos sont de sortie.
AprÚs cet éreintant mois de campagne électorale, il sera difficile pour moi de ne pas vous parler de politique, dans cet édito. D'ailleurs : le numérique, de par sa nature de filtre de toutes nos interactions modernes, est par définition politique. Il n'est pas un simple outil, il porte en lui des visions de la société.
C'est aujourd'hui plus vrai que jamais, alors que notre pays vient de plonger dans l'inconnu, en ayant a minima Ă©viter le chaos, pour le moment. Pendant ce temps, le monde semble s'enfoncer toujours plus Ă droite. L'Italie, pays oĂč je rĂ©side, est dirigĂ©e par un gouvernement hĂ©ritier du fascisme. Aux Ătats-Unis, les sondages donnent Trump gagnant. Les rĂ©sultats aux EuropĂ©ennes ont vu une victoire nette du bloc de droite d'Ursula von der Leyen, et une forte poussĂ©e de l'extrĂȘme droite â ces deux derniĂšres mouvances semblant ma foi trĂšs bien s'accorder. Tandis qu'en Inde, le nationaliste Narendra Modi a remportĂ© haut la main les derniĂšres Ă©lections. Nul besoin de mentionner la Chine ou la Russie, des dictatures qui outrepassent par nature les notions traditionnelles de "droite" et de "gauche".
Mais il n'y a pas que nos gouvernements qui brunissent Ă vue d'Ćil. Les sphĂšres Ă©conomiques ne sont pas en reste, fidĂšles Ă leur positionnement habituel en tant de crise dĂ©mocratique : "plutĂŽt Hitler que le Front Populaire" disait-on ainsi Ă l'Ă©poque. Aux Ătats-Unis, les patrons sont de plus en plus nombreux Ă apporter ouvertement leur soutien Ă Donald Trump. En France, cela a Ă©tĂ© trĂšs net Ă©galement ces derniers jours, des dĂ©cisions d'Emmanuel Macron Ă la prise de parole du patron du MEDEF, comme je l'ai Ă©voquĂ© dans un texte par ailleurs. Ou bien plus rĂ©cemment encore, avec la rĂ©action des marchĂ©s aux rĂ©sultats du premier tour des lĂ©gislatives. Cet article du sociologue ThĂ©o Bourgeron est trĂšs Ă©clairant sur le sujet.
Au sein de ces intĂ©rĂȘts Ă©conomiques, la tech pĂšse trĂšs lourd. Les plus grandes valorisations boursiĂšres sont celles des grands de la tech, les fameux "Magnificent 7", câest-Ă -dire les GAFAM, auxquelles on ajoute Tesla et Nvidia. Surtout, la majoritĂ© des autres acteurs de l'Ă©conomie sont aujourd'hui dĂ©pendants du numĂ©rique.
Que ce milieu de la tech ait dĂ©jĂ Ă maintes reprises facilitĂ© la diffusion d'idĂ©ologies d'extrĂȘme droite, c'est un fait avĂ©rĂ©. Que l'on a d'ailleurs dĂ©jĂ Ă©voquĂ© dans TFTT le mois dernier, en Ă©tudiant notamment le cas de Meta. Et qui se confirme encore aujourd'hui dans cette fascinante et trĂšs inquiĂ©tante Ă©tude du chercheur au CNRS David Chavalarias, portant notamment sur le premier tour des Ă©lections lĂ©gislatives qui viennent de s'achever, et l'impact qu'ont pu y avoir les manipulations du Kremlin. Peut-ĂȘtre que la hype de Bardella sur Tik Tok, c'est du vent, finalement.
Mais, et si la tech, présentée comme un repaire de hippies/yogis progressistes depuis ses origines dans la Silicon Valley, ne devenait pas finalement un domaine économique conservateur voire ouvertement réactionnaire ? C'est la question que pose un autre chercheur au CNRS, Olivier Alexandre, dans un article publié par Le Monde :
"Les travailleurs de la tech ont soutenu successivement les candidats Obama, Clinton et Biden. Eric Schmidt, ancien PDG de Google, et Reid Hoffman, fondateur de LinkedIn, travaillent directement avec le Parti démocrate depuis prÚs de dix ans pour améliorer le ciblage électoral et la culture technologique des candidats.
Pourtant, depuis le mois de fĂ©vrier, la rumeur enfle : Musk apporterait son soutien au candidat rĂ©publicain. Pas financiĂšrement. Mais le milliardaire sâest entretenu avec Trump Ă Palm Beach (Floride) au dĂ©but du mois de mars, et ses relations avec Biden restent particuliĂšrement tendues. En campant sur les principes libertariens de la libre expression, il a transformĂ© Twitter, un rĂ©seau social progressiste choyĂ© par les journalistes, en X, qui offre une chambre dâĂ©cho aux thĂšses suprĂ©macistes et complotistes."
Elon Musk est Ă©videmment l'Ă©lĂ©phant dans la piĂšce. Mais il n'est pas seul, loin s'en faut. "Les figures principales de la droite tech, ce sont dâabord plusieurs des plus riches et influents titans de la Silicon Valley : Elon Musk, quâon ne prĂ©sente plus ; Peter Thiel, fondateur de PayPal et de Palantir ; ou des capital-risqueurs comme Marc Andreessen, Ben Horowitz ou David Sacks, qui financent des candidats rĂ©publicains", explique ainsi Maya Kandel, historienne et spĂ©cialiste de la politique Ă©trangĂšre amĂ©ricaine, dans un article de MĂ©diapart.
Ces noms vous disent quelque chose ? C'est normal, j'en ai évoqué la majorité lors de notre précédent numéro. Car ces gaillards ne sont pas que des fachos, ils croient aussi fermement aux théories fumeuses que j'y exposais. De là à chercher un lien de cause à effet⊠et bien oui, oui. Je pense qu'il y a un lien. Les complotistes n'aiment que rarement la démocratie, allez savoir pourquoi.
Ce revirement, on peut lâexpliquer de plusieurs maniĂšres. Les crises successives du covid (positive du point de vue de la tech) et d'un retour Ă la "normale" amenant de nombreux licenciements, ainsi qu'une trĂšs forte pression Ă la concurrence sur la thĂ©matique de l'IA, poussent les gros acteurs du numĂ©rique Ă mettre de cĂŽtĂ© leurs convictions de circonstance. Surtout, la tech doit faire face Ă des cadres de rĂ©gulation renforcĂ©s. Les amendes qui tombent depuis quelques annĂ©es contre les grandes entreprises du milieu sont faramineuses. Et sâil y a une chose que le nĂ©olibĂ©ralisme amĂ©ricain nâaime pas, quâil soit teintĂ© de tech ou non, ce sont les rĂ©gulations gouvernementales. PlutĂŽt la philanthropie que les impĂŽts, plutĂŽt la libertĂ© totale que les amendes rĂ©gulatrices, on veut donner notre argent oĂč on veut. Et câest de plus en plus aux RĂ©publicains, Trump le premier, qui lui a dĂ©jĂ dit quâil ne rĂ©gulerait rien.
Si tech et dĂ©mocratie nâont pas toujours Ă©tĂ© des oxymorons, les gĂ©ants de la tech reviennent ainsi Ă ce qu'ils ont toujours Ă©tĂ© : de trĂšs grandes entreprises qui veulent devenir toujours plus grandes, coĂ»te que coĂ»te. Au mĂ©pris de nos droits, de la dĂ©mocratie, de l'Ă©galitĂ©. LâĂ©thique, les valeurs ? EnterrĂ©es. Les discours Ă©cologiques ont ainsi presque entiĂšrement disparus du paysage, par exemple, on l'a dĂ©jĂ Ă©voquĂ©.
Je citerai une autre fois Olivier Alexandre Ă ce sujet, dans un article plus long chez AOC, dĂ©taillant plus encore sa position : "Pour chaque promesse de la rĂ©volution Internet des annĂ©es 1990 (sociĂ©tĂ© de lâinformation, dĂ©sintermĂ©diation, dĂ©matĂ©rialisation, enrichissement) correspond aujourdâhui une tendance inverse (dĂ©sinformation, domination des big Tech, coĂ»ts environnementaux, croissance des inĂ©galitĂ©s). Ces Ă©volutions expliquent son changement de cap politique, et interroge sur la direction que cette industrie prendra et fera prendre Ă lâavenir si elle continue dâignorer sa portĂ©e sociale."
Si la Tech US nâa jamais vraiment Ă©tĂ© « de gauche », au sens français du terme, elle Ă©tait au moins progressiste. Son virage vers le conservatisme, voire les visĂ©es rĂ©actionnaires, semblent finalisĂ©.
Il n'y a cependant pas besoin d'aller jusqu'au Ătats-Unis pour dĂ©couvrir des profils de la tech ouvertement d'extrĂȘme droite. Vous aimiez Vincent BollorĂ© ? Je vous prĂ©sente Pierre-Ădouard StĂ©rin. Il a fait fortune avec les Smartbox, et a crĂ©Ă© le fonds d'investissement Otium Capital. Fonds avec lequel il est lâun des principaux "financeurs" de la French Tech. Mais en parallĂšle, StĂ©rin finance aussi des projets philanthropiques rĂ©actionnaires : Ă©coles catholiques conservatrices, initiatives visant Ă dissuader les divorces ou bien l'IVG, etc. Il vient mĂȘme d'acheter la demeure historique des Le Pen Ă Rueil-Malmaison, ce qui pose pas mal de questions.
Comme l'explique le journaliste des Ăchos Adrien LeliĂšvre : "sa proximitĂ© avĂ©rĂ©e avec l'extrĂȘme droite suscite aujourd'hui un embarras croissant chez des personnes qui lui doivent beaucoup. Leurs silences et tĂ©moignages en off en sont la preuve⊠L'exil fiscal de Pierre-Ădouard StĂ©rin fait, lui, beaucoup moins parler. Ce qui n'est pourtant pas le moindre des paradoxes pour une personne qui dĂ©fend le camp des supposĂ©s patriotes." StĂ©rin est en effet installĂ© en Belgique depuis 2021. Nationaliste pas mĂȘme patriote Ă©conomiquement, philanthrope rĂ©actionnaire qui refuse de payer ses impĂŽts... bref, un danger de plus pour la France, en somme.
D'(extrĂȘme) droite ou pas, la tech reste un secteur peu rĂ©gulĂ©, qui sans garde-fous et entre de mauvaises mains peut faire de sĂ©rieux dĂ©gĂąts. Quelles pires mains peut-on imaginer que le RN dans notre pays ? Leur vision de la tech, balbutiante, est dĂ©jĂ trĂšs inquiĂ©tante.
De droite ou pas, surtout, la tech reste le parangon du nĂ©olibĂ©ralisme. Un modĂšle dont les jointures craquent de partout, menant Ă des Ă©carts de richesses monstrueux et aux crises dĂ©mocratiques que l'on connaĂźt. Pour citer une derniĂšre fois Olivier Alexandre, toujours chez AOC : "la montĂ©e de lâextrĂȘme-droite peut ĂȘtre ainsi lue comme lâenvers dâune startup Nation, pensĂ©e uniquement Ă partir des centres urbains et des catĂ©gories sociales privilĂ©giĂ©es." VoilĂ qui colle en effet Ă ce que lâon a pu voir de 7 ans de Macronisme : le centrisme, câest juste la droite avec un "air" plus cool. Pour autant, il apparaĂźt gĂ©nĂ©ralement bien mal venu de critiquer ce modĂšle, sous peine d'ĂȘtre traitĂ© de "hippie, de dangereux communiste ou de khmer vert "qui dĂ©teste le succĂšs"".
Si je devais finir sur une note positive, je dirais que ce virage Ă droite toute de nos gouvernements comme de la sphĂšre du numĂ©rique ou de l'Ă©conomie plus largement, est peut-ĂȘtre un signe de fin de rĂšgne pour le capitalisme forcenĂ©. Jetant ces derniĂšres forces dans la bataille, prĂȘt Ă tout dĂ©truire plutĂŽt que d'avouer ses failles et ses manquements, il sent peut-ĂȘtre que c'est la fin. Nous traversons donc une pĂ©riode dangereuse, c'est indĂ©niable. Mais les pĂ©riodes de grands changements de sociĂ©tĂ© ne se font pas en douceur.
Si nous nous sommes offert un sursis dimanche dernier, il nâempĂȘche que les prochains mois peuvent inquiĂ©ter. Mais il ne faut pas sombrer, et entretenir Ă lâinverse la rĂ©sistance aux idĂ©es fascistes. Il faut se battre pour rĂ©duire les fractures, qu'elles soient idĂ©ologiques, Ă©conomiques, numĂ©riques. Car une meilleure Ă©ducation Ă la tech, Ă ses potentiels et Ă ses dĂ©rives, est aussi un vecteur de rassemblement. Un mot que certains dans ce pays essayent de dĂ©naturer, mais qu'il ne tient qu'Ă nous de rĂ©enchanter.
- TFTT 1 + Bonus : aprÚs Microsoft, c'est Google qui rate ses objectifs environnementaux : "le groupe a vu ses émissions de gaz à effet de serre augmenter de 13 % en un an et de 48 % en cinq ans", comme le rapporte Le Monde. La raison ? Vous la connaissez déjà : c'est l'IA, évidemment. Car oui, l'essor de l'IA générative, notamment, est un désastre écologique.
De toute façon, il nây a pas Ă s'inquiĂ©ter ! Câest en tout cas ce que ce bon vieux Bill Gates continue Ă crier Ă qui veut l'entendre, car selon lui l'IA va trouver elle-mĂȘme une solution Ă son gros trop-plein de consommation Ă©nergĂ©tique. Technosolutionism 101.
Apple n'est pas en reste, comme le note la newsletter Limites NumĂ©riques. L'entreprise broyant des dizaines de milliers de produits en Ă©tat de fonctionnement, son sous-traitant chargĂ© de la fin de vie des dits appareils a dû⊠se rendre coupable dâun vol massif des rebuts, pour Ă©viter quâils ne finissent en morceaux ! En parallĂšle, vous pouvez toujours rendre visite Ă "la page environnement dâApple dont chaque phrase pourrait faire lâobjet dâun cours sur le greenwashing."
Allez, un dernier point tech et Ă©cologie pour la route : saviez-vous que toutes les idĂ©es d'Elon Musk, sans exception, sont nulles Ă ***** ? Pardon, il fallait que ça sorte. Starlink, son offre d'internet par satellites, qui pollue dĂ©jĂ visuellement et physiquement l'orbite terrestre, pourrait bien rouvrir le trou dans la couche d'ozone, dont on pensait pourtant s'ĂȘtre dĂ©barrassĂ©.
- TFTT 3 : parfois, on prĂ©fĂ©rerait avoir tort. C'est tout Ă fait le cas avec les consĂ©quences de l'IA gĂ©nĂ©rative sur la campagne des Ă©lections lĂ©gislatives, que jâavais Ă©voquĂ© dans notre numĂ©ro 3, et que relĂšve l'Ă©quipe de Pixels chez Le Monde. Comme l'explique dans l'article Fabienne Greffet, professeure de sciences politiques Ă lâuniversitĂ© de Lorraine et spĂ©cialiste des campagnes Ă©lectorales en ligne : « Ces dĂ©marches sâinscrivent dans une tradition de lâextrĂȘme droite dâinvestir le numĂ©rique comme contournement de ce qui est perçu comme une orientation mĂ©diatique majoritaire hostile Ă ses idĂ©es. TrĂšs tĂŽt, le Front national avait investi les sites Internet, avait crĂ©Ă© des communautĂ©s numĂ©riques. Le recours Ă lâintelligence artificielle est une autre Ă©tape. » Bref, on nâest pas encore sortis de l'auberge.
L'industrie du jeu vidéo va devoir se regarder dans le miroir si elle veut devenir un secteur culturel digne de ce nom
On raconte souvent lâhistoire selon laquelle Adolf Hitler aurait pu devenir peintre s'il avait rĂ©ussi son entrĂ©e aux Beaux-Arts de Vienne. Ce rejet par le monde de l'art aurait provoquĂ© chez lui, en miroir, un rejet des Ă©lites intellectuelles de son pays, qui n'est pas sans rappeler quelque chose Ă notre situation actuelle. C'est la thĂšse fictionnelle dĂ©roulĂ©e dans le livre La Part de L'Autre, d'Ăric-Emmanuel Schmitt.
Puisque nous en sommes aux comparaisons historiques, saviez-vous que notre ex-futur Premier Ministre, Jordan Bardella, aurait pu devenir youtubeur spĂ©cialisĂ© dans les jeux vidĂ©o ? Ce qui est (Ă©videmment) lâĂ©quivalent dâune entrĂ©e aux Beaux-Arts en 2024. C'est ce que nous raconte en tout cas un long papier du Monde, publiĂ© en amont des EuropĂ©ennes :
"Au collĂšge, Jordan Bardella est souvent dĂ©lĂ©guĂ© de classe. Mais, en dehors des cours, il passe le plus clair de son temps sur lâĂ©cran, Ă tirer sur Call of Duty, marquer des buts sur Pro Evolution Soccer ou discuter sur les forums de Jeuxvideo.com. Câest la gĂ©nĂ©ration Squeezie â influenceur aux millions dâabonnĂ©s â, biberonnĂ©e aux streams et aux jeux en rĂ©seau. Jordan Bardella diffuse ses parties de « Call of » sur sa chaĂźne YouTube, Jordan9320 â clin dâĆil au code postal de sa ville.
Lâadolescent nâest pas vraiment politisĂ©, loin de lĂ , se remĂ©more François Le Pourhiet, son meilleur ami jusquâĂ la seconde et partenaire dâinterminables parties sur la PlayStation. Les deux se sont ensuite perdus de vue, sans se fĂącher. Dans le salon dâun luxueux hĂŽtel prĂšs des Champs-ElysĂ©es, oĂč il travaille en cuisine comme chef de partie, François Le Pourhiet, qui lâa frĂ©quentĂ© pendant quatre ans, se souvient de son attirance pour lâautoritĂ©.
« Jordan » rĂȘve alors dâĂȘtre policier et passe son stage de troisiĂšme dans un commissariat de Saint-Denis. Jamais son ami François ne lâaurait imaginĂ© en leader politique : « Les seules choses dont on parlait, câĂ©tait des jeux vidĂ©o ou de ce quâon avait fait dans la journĂ©e. On nâavait aucune discussion sur la politique ou la religion, on Ă©tait encore trop jeunes pour ça. Câest fou parce que câĂ©tait mon meilleur ami et, pour finir, je ne sais pas vraiment beaucoup de choses sur lui. »"
Comment ce serait déroulé cette campagne des Européennes, puis les législatives convoquées dans la foulée par notre cher CEO de la France, si Jordan Bardella avait persisté dans sa carriÚre de youtubeur "Call of Duty" ? Nous ne le saurons jamais. J'ai tendance à penser que la nature a horreur du vide, et que nous aurions eu un autre "réceptacle" pour porter la haine aux plus hauts dans les résultats électoraux. Mais là n'est pas tant le sujet :
J'ai envie de profiter de cette anecdote, et du contexte, pour discuter dans ce numéro 6 de TFTT des liens complexes qui unissent industrie du jeu vidéo et politique. Ils sont nombreux, parfois surprenants, mais surtout trÚs révélateurs d'un secteur qui se veut bien plus responsable et "mature" qu'il ne l'est vraiment.
Avant toute chose, je me dois de vous parler un peu de mon expĂ©rience personnelle, comme je le fais souvent dans TFTT. Le jeu vidĂ©o, c'Ă©tait une passion de l'enfance qui ne s'est jamais vraiment dĂ©mentie. J'ai Ă©voluĂ© en tant que joueur, mais j'ai toujours pensĂ© que le jeu vidĂ©o Ă©tait unique dans sa capacitĂ© Ă immerger dans une expĂ©rience, une Ćuvre. Quand c'est vous qui faites les choix, qui Ă©changez avec les personnages, le jeu vidĂ©o peu crĂ©er des Ă©motions absolument uniques. Pas seulement en mimant le cinĂ©ma, d'ailleurs. Bien souvent il le fait avec des ressorts de gameplay â la façon dont vous interagissez avec le jeu ainsi que les personnages et objets qui s'y trouvent, pour rĂ©sumer â impossibles Ă comparer avec d'autres domaines artistiques.
Ado, je voulais devenir développeur de jeux vidéo, parce que la série de jeux de rÎle japonais Final Fantasy était la forme d'art la plus enthousiasmante que j'avais rencontré jusqu'à alors. Mais on m'a rapidement dit : "tu es nul en mathématiques, ça ne va pas la faire". Je n'ai en effet jamais été un cador en maths, mais le lien direct avec mes capacités à développer est un raccourci bien rapide.
Pas dĂ©couragĂ© par l'impossibilitĂ© de rentrer par la porte dans cette industrie qui me faisait tant rĂȘver, je suis rentrĂ©e par la fenĂȘtre. C'est aussi ça la beautĂ© de la communication : tout le monde a besoin de communiquer. Alors me voici, un master de comm en poche, 22 ans, stagiaire en relations presse chez Ubisoft. Ă lancer des petits et grands jeux pour le plus grand acteur français du marchĂ©. Participer au grand salon de Los Angeles, l'E3, depuis disparu. 7 ans plus tard, je rejoindrai Microsoft. Et, le graal des grands moments du jeu vidĂ©o, je lancerai ainsi une console de jeu.
Vous ne trouverez pas de plus grand dĂ©fenseur de la culture du jeu vidĂ©o, de sa plus grande reprĂ©sentation dans les organes culturelles en France, un domaine oĂč les français excellent d'ailleurs. Pour autant, le jeu vidĂ©o a bien des dĂ©fauts et des externalitĂ©s nĂ©gatives, notamment politiques, qu'il va falloir Ă©tudier, et que ses acteurs vont bien devoir admettre et aider Ă juguler un jour.
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il va ĂȘtre important que je vous donne un peu de contexte. Parlons de qui sont les "gamers".
Vous ne verrez pas une prĂ©sentation du SELL (Syndicat des Ăditeurs de Logiciels de Loisirs) ou du SNJV (Syndicat National du Jeu VidĂ©o), les deux organisations patronales les plus influentes du domaine en France, sans cet argument choc : le jeu vidĂ©o, c'est la premiĂšre industrie culturelle du monde ! Plus que le cinĂ©ma, plus que la musique. 3 milliards de joueuses et joueurs dans le monde. Dont la moitiĂ© seraient des femmes, d'ailleurs ! Que de chiffres impressionnants et positifs. Pour autant, le jeu vidĂ©o ne parvient jamais Ă se dĂ©partir de son image de secteur de niche, trĂšs masculin, pas franchement cool. Qu'en est-il vraiment ?
Parce qu'il y a ce que se raconte l'industrie Ă elle-mĂȘme pour se valoriser, et la rĂ©alitĂ©. On l'a dit, le jeu vidĂ©o propose des expĂ©riences culturelles uniques, trop peu connues, d'une intensitĂ© inĂ©galĂ©e. Mais ces expĂ©riences-lĂ restent des raretĂ©s dans la production plĂ©thorique de lâindustrie. Newzoo, le "leader de la data sur le jeu vidĂ©o et les joueurs", n'est pas avare en chiffres chocs. Le cabinet Ă©tait le premier Ă sortir d'on ne sait trop oĂč le chiffre de 3 milliards, en 2022, et dit mĂȘme maintenant que "80% des consommateurs jouent aux jeux vidĂ©o". Vous ne comprenez pas vraiment ce que cela veut dire ? Moi non plus. Ă mon avis, eux non plus. Si l'on en croit leurs chiffres, plus de 50% des "consommateurs baby-boomers" seraient des gamers.
Mais ils jouent à quoi, alors, tous ces "consommateurs" ? Et bien, pour la majorité, à des jeux mobile, si l'on en croit les chiffres de Newzoo, là encore. Des Candy Crush et consorts. Des puzzle games simplifiés, conçus pour vous pousser à l'achat et délivrer la bonne dose de dopamine. Oh, il y a aussi les Gatcha games, que l'on avait déjà évoqué dans un autre numéro de TFTT. Des jeux clairement inspirés du fonctionnement des casinos, parfois à la limite de la légalité. Ah, et puis du cÎté des jeux plus "traditionnels", sur consoles et PC, les grands hits ce sont notamment Fortnite et FIFA, avec là encore des mécaniques destinées à vous tenir psychologiquement accroché. Et que dire du phénomÚne Roblox ?
Alors c'est donc ça, l'industrie culturelle dominante ?
Au-delĂ de la pertinence des chiffres que je communique ci-dessus, ces derniers Ă©lĂ©ments nous permette de considĂ©rer la perspective prioritairement mercantile d'une grande part de l'industrie du gaming. On ne se demande alors pas vraiment pourquoi la pratique du jeu vidĂ©o a tant de mal Ă ĂȘtre admise comme une pratique culturelle Ă part entiĂšre par les tenants de la "culture traditionnelle". Certes, on commence Ă assister Ă des adaptations respectueuses en sĂ©ries et au cinĂ©ma de licences cĂ©lĂšbres du jeu vidĂ©o. Mais au global, cela reste des outils marketing au service de plus grandes ventes de jeux, comme avec la sĂ©rie Fallout sortie rĂ©cemment par un combo Amazon+Microsoft. Certes bis, la culture jeu vidĂ©o infuse partout, notamment chez les plus jeunes, par l'intermĂ©diaire des streamers et vidĂ©astes les plus populaires, qui viennent pour beaucoup de la sphĂšre gaming (comme Squeezie chez nous).
Il n'empĂȘche : le jeu vidĂ©o a, dĂšs ses dĂ©buts, Ă©tĂ© prĂ©emptĂ© par les pros du marketing, Ă l'inverse d'une industrie du cinĂ©ma lancĂ©e certes pas des financiers, mais aussi par beaucoup de crĂ©atifs et dâartistes un peu fous. Comment le jeu vidĂ©o est devenu, dans les annĂ©es 80, une pratique de petit garçon avant de s'ouvrir un tant soit peu Ă d'autres publics ? C'est le marketing qui a dĂ©cidĂ© de cela, en cherchant une cible idĂ©ale.
Il ne fait pour moi pas de doute qu'il faille parler d'industrie plus que de culture. Une industrie qui ne se porte pas trĂšs bien, comme on l'a dĂ©jĂ Ă©voquĂ©, et qui peine Ă exister auprĂšs du trĂšs grand public. Ce qui la mĂšne vers une recherche de lĂ©gitimitĂ© constante (et un peu gĂȘnante) auprĂšs des grandes figures du vrai mĂ©dia mainstream par excellence, le cinĂ©ma, encore lui. Quel meilleur exemple de cela que la nouvelle grand messe de l'industrie, les Game Awards : cette cĂ©rĂ©monie annuelle est l'exemple parfait de c'est qu'est aujourd'hui le jeu vidĂ©o.
Cette cĂ©rĂ©monie est organisĂ©e par Geoff Keighley, ancien journaliste de la presse spĂ©cialisĂ©e dans le jeu vidĂ©o⊠surtout connu pour avoir Ă©tĂ© Ă l'origine du Doritos Gate, une polĂ©mique autour du manque d'indĂ©pendance de cette mĂȘme presse spĂ©cialisĂ©e, datant de 2012. Et bien, vous savez le plus drĂŽle ? Avec les Game Awards, Keighley a tout simplement finalisĂ© sa transformation en homme sandwich. Car si les Game Awards se vendent comme les "Oscars du jeu vidĂ©o", ils sont en fait un long couloir de trailers promotionnels et d'interventions de guest stars issues du cinĂ©ma (TimothĂ©e Chalamet et Matthew McConaughey l'an dernier), oĂč les "vrais" dĂ©veloppeurs de jeux sont presque invisibles, et les remises de trophĂ©es expĂ©diĂ©es le plus rapidement possible.
L'industrie du jeu vidĂ©o est donc une industrie avant tout, portĂ©e par des financiers et des marketeux bien plus que par des crĂ©atifs. Les grands crĂ©atifs du jeu vidĂ©o existent, ils et elles sont formidables, mais leurs Ćuvres ne parviennent que bien rarement aux yeux et aux mains du grand public. Les "grands" jeux vidĂ©o (au sens Ă©conomique) ne portent presque jamais de messages, de peur de ne froisser personne, et surtout pas le cĆur de cible : les jeunes adultes amĂ©ricains de sexe masculin.
Alors, vous pourrez me dire que l'industrie moderne du cinéma n'est pas trÚs différente. Mais cette derniÚre reste portée par des diversités culturelles fortes (parce qu'anciennes) entre les pays, des structures indépendantes puissantes, et les noms de grands réalisateurs et de grandes réalisatrices. Le jeu vidéo, s'il peut parfois disposer de cela, reste beaucoup plus massifié, marketé, globalisé.
Et la diversité, dans l'industrie du jeu vidéo ?
Comme au sujet du nombre de joueurs, l'industrie essaye également de nous vendre la diversité de ses profils, de la conception à la consommation. Plus de la moitié des joueurs seraient des joueuses ? C'est en tout cas ce qu'on nous dit souvent, mais la plupart des chiffres sur le sujet proviennent d'acteurs comme Newzoo, mélangeant des pratiques d'une trÚs grande diversité, et éclipsant ainsi une réalité : le jeu vidéo est au global une industrie menée par des hommes, dont les produits sont fabriqués en grande majorité par des hommes, à destination finale d'une grande majorité d'hommes.
Comme le rappelle fort justement l'association Women in Games France, en 2023, seul 24% des employés dans les studios de jeu vidéo en France étaient des femmes. Quand on rappelle les affaires de harcÚlement sexuel qui ont touché Ubisoft à Paris, on devine assez vite que le climat n'est pas franchement bienveillant pour permettre aux femmes de s'épanouir dans cette industrie. Et encore, on parle de la France. Que dire du Japon ou de la Chine.
Les jeux eux-mĂȘmes sont sexistes, comme le rappelle la mĂȘme Ă©tude : encore aujourd'hui, deux tiers des personnages de jeu vidĂ©o sont des hommes, et prĂšs d'un tiers des jeux n'ont que des personnages masculins. Il faudrait aussi parler de la reprĂ©sentation des femmes, quand il y en a⊠seulement 35% des joueuses estiment arriver Ă s'identifier aux personnages fĂ©minins de jeu vidĂ©o. Quand on voit la plastique des dits personnages, on les comprend. Le male gaze est un mal terriblement commun du jeu vidĂ©o.
C'est maintenant que nous allons arriver au cĆur de mon propos. Car si l'industrie du jeu vidĂ©o n'est pas le grand domaine culturel diversifiĂ© qu'elle aimerait ĂȘtre, elle touche bien une part grandissante de la sociĂ©tĂ©, notamment les jeunes hommes. Une population de "gamers" impliquĂ©e dans certaines des polĂ©miques en ligne les plus nausĂ©abondes de ces derniĂšres annĂ©es, avec des consĂ©quences politiques rĂ©elles. Et ça, l'industrie, bien qu'elle en soit tout Ă fait consciente, s'en lave les mains.
L'industrie du jeu vidéo et ses communautés de joueurs : berceaux des mouvements réactionnaires en ligne les plus violents
Revenons à notre cher Jordan un moment. Comme l'expliquait Le Monde dans son article, l'ado Bardella passait "le plus clair de son temps à discuter sur les forums de Jeuxvideo.com". Jordan Bardella serait donc un pur produit du tristement célÚbre forum 18-25 de Jeuxvideo.com ? C'est tout à fait possible. Laissez-moi donc vous présenter ce bel endroit de l'internet francophone.
Jeuxvideo.com est, comme son nom l'indique, un site dédié aux jeux vidéo. Le plus grand en France, en termes d'audience. C'est un média à part entiÚre, qui produit tests de jeux et vidéos d'actualité. Depuis quelques années, il a également élargi son périmÚtre à tout ce qui touche de prÚs ou de loin aux sujets "geeks" : matériels tech, pop culture, etc. Mais Jeuxvideo.com, c'est aussi un espace forum vieux comme l'internet français ou à peu prÚs. D'abord destiné à échanger autour de ses jeux préférés, trouver des solutions ou demander de l'aide, c'est rapidement devenu l'un des espaces d'échange en ligne les plus vivaces pour les ados de France. Cet espace existe parallÚlement à la rédaction de Jeuxvideo.com, un peu comme les skyblogs existaient sans liens réels avec la radio Skyrock, qui les hébergeaient pourtant d'un point de vue organisationnel. Ce forum vivait son bonhomme de chemin, loin des regards la plupart du temps. Enfin ça, c'était jusqu'en 2017.
Comme le rappelle France Info dans le dĂ©tail, une affaire va ainsi beaucoup faire parler en novembre 2017. Ă l'Ă©poque, un numĂ©ro anti-harcĂšlement (nommĂ© "anti-relous") est lancĂ©, mais celui-ci est rapidement inondĂ© de faux contacts. On dĂ©couvre alors qu'une armĂ©e de trolls s'est coordonnĂ©e sur le forum "Blabla 18-25" de Jeuxvideo.com. Ce qui fait rĂ©agir Nadia Daam, journaliste chez Europe 1 (quand ce n'Ă©tait pas encore une officine de propagande d'extrĂȘme droite). Celle-ci sera alors Ă son tour harcelĂ©e par la mĂȘme bande. Cette affaire ira jusqu'au procĂšs, avec des condamnations pour plusieurs des membres du groupe en question. Le gouvernement rentrera mĂȘme dans la danse, en demandant des comptes Ă Webedia, maison mĂšre de Jeuxvideo.com. Pourtant, le forum est toujours aussi toxique aujourd'hui.
Jordan Bardella, 22 ans à l'époque, était-il parmi la vague de trolls qui a attaqué Nadia Daam et le numéro "anti-relous ? On ne va pas se mentir, cela collerait au personnage. Numérama le dit en tout cas : la modération du forum gérée par Webedia, pourtant si permissive habituellement, s'est potentiellement mise en marche pour supprimer tous les vieux commentaires de Bardella. Qu'a-t-on ainsi raté ?
Au-delĂ de la terrible ironie de l'affaire â des gamins qui, pour critiquer l'inutilitĂ© d'un numĂ©ro anti-harcĂšlement, pratiquent le harcĂšlement â elle apparaĂźt surtout comme une illustration franco-française d'un mouvement de fond beaucoup plus large, intervenu 3 ans auparavant, en 2014 : le Gamergate.
Le Gamergate est un "mouvement" fondamentalement antifĂ©ministe et misogyne nĂ© Ă l'Ă©tĂ© 2014, de maniĂšre relativement dĂ©sordonnĂ©e au dĂ©part, au sein de plusieurs communautĂ©s de joueurs, principalement dans les pays anglo-saxons. S'organisant au fil des mois pour atteindre un degrĂ© plus grand de synchronisation (notamment via la plateforme trĂšs prisĂ©e par l'extrĂȘme droite amĂ©ricaine, 4chan), il a ensuite coordonnĂ© des harcĂšlements de masse sexistes, donc, mais aussi racistes et homophobes. Pour rĂ©sumer, ses membres attaquaient toute personne exprimant des opinions fĂ©ministes ou antipatriarcales, antiracistes ou anticoloniales (bref, ce qu'on appellerait aujourd'hui "woke"), au sein de la sphĂšre du jeu vidĂ©o.
Tout a commencé avec une histoire tristement banale : un jeune homme à l'égo blessé accuse son ex-petite ami de l'avoir trompé et se venge en diffusant en ligne des messages privés et un texte d'accusation. Le "problÚme" : l'ex-petite amie est une créatrice de jeu vidéo, Zoe Quinn, et la tromperie supposée impliquerait un journaliste spécialisé dans le jeu vidéo. En résulte le harcÚlement massif de Zoe Quinn mais également de journalistes spécialisés (accusés de "manque d'éthique" et de "collusion" avec les studios de développement de jeux), ainsi que de toute féministe issue du milieu du jeu vidéo. De nombreux journalistes prennent alors leur plume pour dénoncer ses attaques, et les choses s'enveniment de fait encore davantage.
Comme le rappelle Le Monde, en plein Gamergate : "Ă l'origine de cette poussĂ©e communautaire, la publication d'un article sur le site spĂ©cialisĂ© Gamasutra (depuis disparu, NDLA) intitulĂ© : « Les gamers n'ont pas Ă ĂȘtre votre public. Les gamers sont finis ». La journaliste Leigh Alexander y Ă©pingle « une gĂ©nĂ©ration de gamins dans leur garage Ă qui les gens du marketing ont fait croire qu'ils reprĂ©sentaient le plus grand poids commercial de tous les temps », dont les seuls mots d'ordre sont d'« avoir de l'argent, des femmes, des pistolets⊠et des pistolets plus gros encore », et sont « dĂ©sormais dĂ©passĂ©s ». Dans la foulĂ©e, plusieurs mĂ©dias lui emboĂźtent le pas pour dĂ©noncer l'immaturitĂ© de la communautĂ© « gamer » â cette masse aux frontiĂšres indĂ©finies Ă l'intĂ©rieur desquelles personne ne sait exactement qui ranger â soupçonnĂ©e d'avoir cautionnĂ©, voire activement participĂ© aux campagnes de harcĂšlement en ligne contre des personnalitĂ©s fĂ©ministes, comme Zoe Quinn, la vidĂ©ocritique Anita Sarkeesian ou la journaliste du Guardian Jenn Frank."
Ce que l'on a mal mesurĂ© Ă l'Ă©poque, c'est Ă quel point le Gamergate a Ă©tĂ© pivot pour organiser les mouvements de jeunes (et moins jeunes) d'extrĂȘme droite aux Ătats-Unis. Car la polĂ©mique n'est pas du tout passĂ©e inaperçue auprĂšs des idĂ©ologues de "l'alt-right" amĂ©ricaine. Depuis, les liens entre ce mouvement et l'arrivĂ©e de Donald Trump au pouvoir, notamment grĂące Ă un fort soutien en ligne, ont largement Ă©tĂ© documentĂ©s, comme dans ce papier de CNET.
Mais depuis quelques annĂ©es, le flot d'attaques misogynes et racistes en provenance des tenants du Gamergate semblait s'ĂȘtre tari. Certes, les communautĂ©s du jeu vidĂ©o n'en semblent pas moins toxiques aujourd'hui, et leur modu operandi a depuis Ă©tĂ© utilisĂ© dans d'autres domaines â si vous avez suivi l'affaire Johnny Depp / Amber Heard, vous devriez avoir fait des connections.
Seulement, depuis fin 2023, de nouvelles lames de fond font leur apparition au sein des communautĂ©s les plus toxiques de la sphĂšre jeu vidĂ©o. Cette fois, on peut y ajouter une dimension tout Ă fait complotiste, dĂ©sormais consubstantielle de toute mouvance d'extrĂȘme droite qui se respecte. Bienvenu dans "l'affaire Sweet baby Inc."
Sweet Baby Inc., c'est une entreprise constituĂ©e de consultants qui aident les studios dĂ©sirant apporter de la diversitĂ© (raciale ou d'orientation sexuelle, par exemple) Ă leurs titres, sans ĂȘtre sĂ»r de le faire de maniĂšre juste. Du sensitivity reading adaptĂ© au jeu vidĂ©o, donc. On l'a vu, les studios de jeu vidĂ©o souffre d'un manque criant de diversitĂ© dans leurs rangs, le besoin est donc lĂ©gitime. Mais il n'en a pas fallu plus pour qu'un groupe de joueurs imaginent que Sweet Baby Inc. impacte directement le dĂ©veloppement des dits jeux en les rendant plus "wokes", et donc par extension plus mauvais. Il ne vous semble pas y avoir de lien de cause Ă effet entre diversitĂ© et qualitĂ© d'une Ćuvre ? C'est normal, il n'y en a pas. N'en dĂ©plaise Ă Elon Musk qui est en boucle sur la thĂ©matique "DEI" depuis des mois.
C'est cette dĂ©rive complotiste qui va mener Ă la crĂ©ation d'un groupe sur le plus grand magasin en ligne de jeu vidĂ©o, Steam : Sweet Baby Inc Detected. Sa "mission" : dĂ©tecter les jeux "wokes" sur lequel l'entreprise aurait travaillĂ©, mĂȘme dans les (trĂšs) nombreux cas oĂč personne de l'entreprise n'est en fait intervenu sur le dĂ©veloppement du jeu. Le groupe, dĂ©sormais fort de 400 000 membres, est devenu une simple liste de jeux "wokes", au sens oĂč ils ont des personnages issus de la diversitĂ© oĂč Ă©voquent des thĂ©matiques "bien-pensantes"⊠bref un fourre-tout en miroir de toute les obsessions de l'extrĂȘme droite. Une fois leurs jeux listĂ©s dans le groupe, les crĂ©atrices et crĂ©ateurs impactĂ©s peuvent ĂȘtre sĂ»r de voir dĂ©barquer sur leurs rĂ©seaux toute une ribambelle d'harceleurs. Oh joie.
Le mouvement semble désormais perdre un peu de vitesse, mais une certitude demeure : Steam, et son entreprise mÚre Valve, n'ont aucune intention de modérer ce groupe toxique et catalyseur de harcÚlement. Comme Webedia en France, l'entreprise ne prendra pas ses responsabilités. L'industrie du jeu vidéo n'est, encore une fois, pas au niveau des enjeux. Accessoirement : voir un micro-Gamergate surgir à nouveau, et cela en pleine campagne de Trump, ne manque pas de faire lever le sourcil.
Sweet Baby Inc. n'est qu'une des expressions de cette rĂ©surgence des obsessions d'extrĂȘme droite d'une frange minoritaire mais trĂšs bruyante de la population des gamers. On peut citer un autre exemple rĂ©cent, cette fois pleinement raciste : celui de Assassin's Creed Shadows, dĂ©veloppĂ© par Ubisoft. Les Ă©quipes du gĂ©ant français ont en effet Ă©tĂ© victimes de harcĂšlement suite Ă l'annonce de leur dernier titre. La raison ? Assassin's Creed Shadows, jeu se passant au Japon, a deux hĂ©ros, dont l'un est un samouraĂŻ noir. Un samouraĂŻ noir ! Relecture wokiste de l'histoire s'Ă©crient les petits fachos derriĂšre leur PC ! Ben, sauf que non, Yasuke est un personnage historique. Pour le coup, si on ne peut pas dire qu'Ubisoft soit exemplaire sur le sujet du harcĂšlement, lâentreprise a au moins eu le mĂ©rite cette fois de s'exprimer publiquement sur leur rejet de tels comportements au sein des communautĂ©s de "fans". Contrairement Ă beaucoup d'autres studios, comme le rappelle ici le mĂ©dia Origami, Ă 24'50 de la vidĂ©o.
Bref, vous l'aurez compris, ces polémiques ne sont que les derniÚres d'une beaucoup trop longue liste, en ce qui concerne le jeu vidéo. Bien sûr, les réactionnaires tombent sur les produits "wokistes" de la pop culture dans bien d'autres secteurs. Mais le jeu vidéo reste à mes yeux le berceau des mouvements les plus violents.
Pourquoi ? De par la relative homogĂ©nĂ©itĂ© â rĂ©elle, fantasmĂ©e, ou "marketĂ©e" comme telle â du secteur du jeu vidĂ©o. Les gamers les plus hardcore s'imaginent en effet reprĂ©senter une espĂšce d'Ă©lite masculine et blanche, amatrice d'expĂ©riences complexes et exigeantes, soudĂ©e autour de l'amour d'un jeu vidĂ©o qui n'Ă©volue pas, si ce n'est techniquement. Cette impression d'ĂȘtre dĂ©possĂ©dĂ© par les "wokistes", les femmes et les minoritĂ©s, d'un loisir qui leur Ă©tait tout entier dĂ©diĂ© auparavant (s'il en croit le marketing en tout cas), voilĂ ce qui sous-tend cette agressivitĂ© malsaine. Cette colĂšre qui cherche le moindre prĂ©texte pour s'exprimer de la maniĂšre la plus violente qui soit, cachĂ©e derriĂšre son Ă©cran. Un processus qui peut ĂȘtre retrouvĂ© dans bien d'autres domaines en ligne, refuge de ces hommes qui peinent Ă s'adapter Ă un monde oĂč ils ne sont plus le centre de tout. L'extrĂȘme droite l'a trĂšs bien compris, et vient recruter ces frustrĂ©s pour gonfler ses rangs.
Face Ă ces constats, partagĂ©s Ă maintes reprises par nombre d'acteurs et mĂ©dias internes et externes Ă l'industrie, les grandes entreprises du secteur ne rĂ©agissent pas, ou si peu. On l'a vu, la modĂ©ration des plateformes n'est pas au niveau. Les organes de reprĂ©sentation de l'industrie se contentent d'Ă©lever la voix quand on dit que le jeu vidĂ©o est trop violent ; alors que quand on connaĂźt ses connections avec une autre industrie, celle de l'armement, il y a tout Ă fait dĂ©bat. Les grands studios Ă©vitent, eux, de prendre des positions qui pourraient ĂȘtre vues comme "politiques". Ce qui n'empĂȘche pas les trailers de Call of Duty de ressembler Ă des clips de recrutement pour l'armĂ©e amĂ©ricaine. Ou bien le secteur de l'esport d'accepter avec joie l'argent du soft power saoudien ou de... l'armĂ©e amĂ©ricaine, encore elle.
Bref, la politique, c'est gĂȘnant quand ça va Ă l'encontre de l'intĂ©rĂȘt Ă©conomique. Or, l'industrie le sait trĂšs bien, mĂȘme si en façade elle dit le contraire : le cĆur de son public reste constituĂ© de jeunes mecs blancs, et elle ne voudrait surtout pas les vexer, les pauvres petits.
Pour conclure, j'aimerais citer la toujours excellente Lucie Ronfaut, dans sa non moins excellente newsletter RÚgle30. Voici ce qu'elle disait à quelques jours du premier tour des législatives.
"Je le rĂ©affirme donc, avec respect et urgence : l'extrĂȘme droite gangrĂšne les jeux vidĂ©o. RĂ©flĂ©chir Ă ces liens, ce n'est pas forcĂ©ment dire que tous les gamers sont racistes. C'est examiner les idĂ©es portĂ©es par ses contenus et ses entreprises, reconnaĂźtre l'attrait de ce mĂ©dia pour les militant·es politiques, et entendre le silence de certaines personnalitĂ©s du jeu vidĂ©o face Ă cette rĂ©cupĂ©ration, comme si elle ne les concernait pas. « Il nous est impĂ©ratif de limiter la prĂ©sence de l'extrĂȘme droite aussi bien dans nos vies que dans les jeux vidĂ©o que nous crĂ©ons et consommons », Ă©crit le groupe Ni Nos Vies, Ni Nos Jeux, qui rĂ©unit plusieurs collectifs de joueurs et joueuses contre la montĂ©e de l'extrĂȘme droite en France.
Ces derniers jours, les prises de parole de personnalitĂ©s a priori loin de la politique se sont multipliĂ©es : des artistes, des sportifs et des sportives, des youtubeurs et des youtubeuses, etc. « Se mobiliser sur internet peut parfois faire peur de perdre de lâaudience ou des sponsors, ce faisant de nombreux crĂ©ateurs et crĂ©atrices de contenus hĂ©sitent Ă prendre la parole », explique la tribune du collectif Stream Populaire, qui organise une sĂ©rie d'Ă©vĂšnements sur Twitch pour mobiliser autour du Nouveau Front Populaire. « Aujourdâhui une clarification est nĂ©cessaire : les seuls sponsors et les seuls abonnĂ©s que lâon peut perdre sont ceux qui tolĂšrent un pouvoir d'extrĂȘme droite. » EspĂ©rer que les gamers ouvrent les yeux et s'engagent Ă leur tour, ce n'est pas hors de propos. Lorsque votre culture devient un outil de communication pour le fascisme qui monte, c'est exactement le sujet."
Le jeu vidĂ©o se rĂȘve en grand domaine culturel ? Qu'il en est la maturitĂ©, et que ses acteurs assument leur rĂŽle pleinement politique et sociĂ©tal. PlutĂŽt que de combattre les critiques dont elle fait l'objet, l'industrie du jeu vidĂ©o devrait faire preuve d'une grande autocritique, se regarder dans le miroir une bonne fois pour toute.
Admettre ses problĂšmes pour mieux y rĂ©pondre, dans un contexte ou toute Ćuvre peut ĂȘtre instrumentalisĂ©e, ne pourra que l'aider sur le chemin qui mĂšne Ă une plus grande reconnaissance crĂ©ative et culturelle.
J'ai Ă©tĂ©, dans ce sixiĂšme numĂ©ro de TFTT, trĂšs critique d'un domaine crĂ©atif que j'aime pourtant particuliĂšrement, parce qu'il m'a offert de trĂšs grandes Ă©motions. Le jeu vidĂ©o Ă gros budget est capable de produire des expĂ©riences qui dĂ©passent le mĂ©dium, et se retrouvent mĂȘme adaptĂ©es par ailleurs â alors qu'elles Ă©taient dĂ©jĂ elles-mĂȘmes trĂšs inspirĂ©es du genre cinĂ©matographique. Je pense Ă©videmment Ă The Last of Us premier du nom, dont le gameplay n'a rien de fou mais qui est une masterclass narrative (je suis beaucoup moins client de la suite).
Mais vous n'avez pas besoin de moi pour connaßtre The Last of Us. Ici, je veux plutÎt vous parler de jeux indépendants, moins connus quand on est pas un connoisseur. Allez, je vous emmÚne avec moi dans des genres et des univers d'une grande diversité.
Commençons par un jeu on ne peut plus de circonstance : Papers, Please. Ce jeu, dĂ©veloppĂ© en solo par Lucas Pope, vous place dans le rĂŽle dâun agent des douanes dâun pays dictatorial fictif, devant dĂ©cider de qui y rentre ou non. Sorti en 2013, il nâen est pas moins tout Ă fait dâactualitĂ© tant il interroge la notion de frontiĂšre et de nation. Le gameplay nâest pas le plus fun du lot, mais la narration par le jeu est trĂšs forte, dâautant plus pour un projet rĂ©alisĂ© avec trĂšs peu de moyens (mais beaucoup dâidĂ©es).
Lucas Pope toujours, parlons maintenant de ce que je considĂšre comme un chef dâĆuvre : Return of the Obra Dinn. Toujours dĂ©veloppĂ© en quasi solo, visuellement toujours « simple » (des pixels, deux couleurs), on est face ici Ă un jeu dâenquĂȘte Ă lâintelligence assez folle. Vous y jouez un agent dâassurance (pas fun) qui doit enquĂȘter sur les raisons de la disparition de lâintĂ©gralitĂ© de lâĂ©quipage dâun navire de retour dâune mystĂ©rieuse livraison (beaucoup plus fun). ArmĂ© dâun simple calepin et de quelques croquis dâartistes du bateau et des Ă©quipages, vous allez devoir comprendre, Ă lâaide de flashbacks surnaturels, ce quâil est advenu de chacun des membres dâĂ©quipage. Lâambiance est incroyable, ce qui au vu des moyens techniques est un tour de force Ă©vident. Ă noter que le fonctionnement de ce Obra Dinn a donnĂ© naissance Ă tout un sous-genre de jeux dâenquĂȘte « avec phrases Ă complĂ©ter », dont lâexcellent The Case of the Golden Idol.
Disco Elysium est un ovni. DĂ©veloppĂ© par un petit studio estonien, ZA/UM (qui a malheureusement depuis fait parler de lui pour de mauvaises raisons), il nous plonge dans un univers dâune complexitĂ© assez folle. On se retrouve plongĂ© dans la ville de RĂ©vachol, autant crĂ©ole que soviĂ©tique. Poussant le clichĂ© du flic dĂ©pressif et alcoolique jusquâĂ la parodie, on se retrouve Ă dialoguer plus souvent avec nos propres pensĂ©es quâavec les autres personnages de ce monde gris-fluo complĂštement foutraque. Sa version The Final Cut est intĂ©gralement doublĂ©e, ce qui reprĂ©sente des dizaines dâheures de voice over dâune qualitĂ© proprement hallucinante, et rien que pour ça lâexpĂ©rience vaut le coup dâĂȘtre vĂ©cue. Câest Ă©pais, souvent dĂ©primant, parfois trĂšs drĂŽle, et en tout cas inoubliable.
VoilĂ sans doute le jeu le plus connu, mais aussi le plus court de cette sĂ©lection. Inside est un jeu au format plutĂŽt classique. On y incarne un gamin essayant de survivre Ă la chasse que lui mĂšne les gardiens et les crĂ©atures dâune sociĂ©tĂ© dĂ©shumanisĂ©e. Sur un plan en 2D, on avance presque toujours de gauche Ă droite, en rĂ©solvant des puzzles plus ou moins complexes. Le gameplay reste assez simple, mais c'est surtout lâatmosphĂšre qui va vous marquer. En 3h de temps, vous aurez le temps de ressentir de la tristesse, de la peur et mĂȘme du dĂ©gout, avec une fin magistralement chelou.
Le dernier du lot nâest pas le moins intĂ©ressant. Et il sera peut-ĂȘtre le plus abordable, parce que plus cinĂ©matographique dans sa forme. Dans Firewatch, vous incarnez un employĂ© de bureau en rupture qui a besoin de prendre un peu dâair et devient garde forestier le temps dâun Ă©tĂ© dans un parc national amĂ©ricain. Sauf quâĂ©videmment, tout ne va pas se passer comme prĂ©vu, et quâau milieu des pĂ©ripĂ©ties, vous allez dĂ©velopper une amourette avec Delilah, votre contact radio. Le doublage est gĂ©nial, la probabilitĂ© que vous lĂąchiez une larmichette, Ă©levĂ©e.
PS : je me suis rendu compte dâun truc aprĂšs-coup, illustration parfaite de mon propos... ma sĂ©lection, aussi indĂ©pendante et diverse soit-elle, regroupe des jeux dĂ©veloppĂ©s presque exclusivement par des hommes blancs, et dont les personnages sont presque exclusivement des hommes blancs đ
VoilĂ , c'est tout pour ce mois-ci, et câest dĂ©jĂ pas mal ! On se retrouve le mois prochain pour un septiĂšme numĂ©ro de Tales From The Tech, qui arrivera un peu plus tard que dâhabitude pour cause de vacances ;)
D'ici lĂ , n'hĂ©sitez pas Ă partager le format autour de vous, cela me ferait trĂšs plaisir. Et Ă me faire part de vos retours ! Vous pouvez le faire en commentant l'article sur tftt.ghost.io, ou directement via mes diffĂ©rents rĂ©seaux đ€
Thomas đ€
PS : Tales from the Tech est garanti sans IA, pas forcément sans faute !