TFTT #2 – La bataille du contenu, où pourquoi les "smicards" préfèrent Netflix aux 🍎 bios

TFTT #2 – La bataille du contenu, où pourquoi les "smicards" préfèrent Netflix aux 🍎 bios
Célèbre scène d'Orange Mécanique, de Stanley Kubrick

La tech est une industrie qui fait rêver autant qu'elle inquiète. Elle définit en effet notre avenir à tous sur de nombreux points, avec des répercutions politiques, économiques et sociales souvent mal mesurées ; alors même qu'elle reste un écosystème obscur pour une majorité d'entre nous. Mais la tech est surtout un champ de bataille, avec des belligérants s'affrontant pour obtenir la plus grosse part du plus gros gâteau de l'histoire de l'humanité. Un gâteau à plusieurs dizaines de trillions de dollars. Ce qui fait beaucoup de zéros (et de 1).

La finalité, ce n'est pas de faire du monde "a better place", comme les géants de la tech nous l'expliquent à loisir. Chose que nous avions bien constaté, d'un point de vue environnemental, dans le dernier numéro de TFTT. Non, la finalité, c'est l'argent. Le pognon. Les dividendes. Des cours de bourse en hausse 📈

Pour gagner cette bataille, et ainsi empocher la plus grosse mise, quelles sont les armes utilisées ? Pour les grands groupes que sont Google, Apple, Microsoft, Meta ou Amazon, on peut dire qu'il y a deux terrains principaux sur lesquels se battre. Il y a les plateformes, et puis les contenus que l'on met dessus. Les plateformes, ce sont aussi bien les appareils (ceux sur lesquels vous êtes en train de lire cette newsletter) que ce qui sous-tend tout le reste en termes d'architecture : le cloud. Le "nuage". Ce gigantesque réseau qui relie et stock tous les contenus en ligne, si l'on devait résumer les choses grossièrement.

Aujourd'hui, nous allons nous intéresser à ces contenus. Ceux qui vont venir nourrir notre utilisation des différentes plateformes mises à notre disposition. Les films que nous regardons sur Netflix, les vidéos de chats qui s'enchaînent sur nos smartphones, les jeux auxquels nous jouons sur nos consoles, les podcasts que nous écoutons sur Spotify, etc.

Plateformes. Contenus. C'est une vision schématique, bien sûr. Au milieu de cela, il y a les réseaux sociaux, tout autant plateformes que contenus, où l'utilisateur est aussi bien l'audience que le créateur, le producteur. Et puis de nouveaux axes se font jour. L'intelligence artificielle, notamment. Nouveau champ de bataille des grands de la tech, qui doit rendre les plateformes plus efficaces et les contenus plus faciles à produire et plus adaptés à chaque consommateur. C'est d'ailleurs ce dernier point que nous avions évoqué dans le numéro introductif de TFTT.


La bataille du contenu est devenue plus visible que jamais ces dernières années, même pour les moins informé.e.s d'entre nous sur les évolutions de la tech. Tout le monde connaît désormais Netflix, mais la boîte a été créée dès 1997, elle louait alors des DVD. Apple ne vend plus seulement des smartphones et des ordinateurs, elle vous vend aussi son abonnement Apple TV+. Amazon ne livre plus seulement vos colis, elle veut aussi que vous vous abonniez à Amazon Prime pour regarder la Ligue 1 ou des humoristes se papouiller en groupe. Microsoft a un catalogue complet de jeux vidéo, le Xbox Game Pass. Amazon (encore) et Google se partagent l'énorme marché de la création vidéo en ligne, respectivement avec Twitch et Youtube.

Pour se rendre compte comme cette bataille du contenu est devenue grand public, il suffit de regarder l'actualité récente. Cela part pourtant de loin : une rencontre entre Emmanuel Macron et un syndicat agricole. S'affichant en Une du quotidien régional La Marseillaise, ces propos supposément tenus par le Président : "Les smicards préfèrent des abonnements VOD à une alimentation plus saine." VOD, pour Video On Demand, c’est-à-dire ici : Netflix, Canal+, Disney+, Apple TV+, et consorts. Ne manque que Living+, comme se moquait la série Succession.

Une du quotidien régional La Marseillaise du 24 février dernier avec la citation d'Emmanuel Macron en Une
Une du quotidien régional La Marseillaise du 24 février dernier

La Marseillaise est un média très à gauche, et le seul de prime abord à avoir repris cette citation. On pourrait donc douter de sa véracité. Si l'Élysée a depuis fortement contesté ces propos, les membres du syndicat agricole ont eux confirmé pour certains qu'il ait tenu ces exacts mots, pour d'autres que les propos tenus rejoignaient la même idée sur le fond : "Bien se nourrir est un choix de vie. Alors qu'on a 70 chaînes gratuites en France, on peut se passer d'un abonnement télé pour se payer des pommes bios."

Je ne vais pas vous parler davantage ici de ce que cette polémique dit de notre toujours bienveillant Président. Je ne vais pas non plus m'étendre sur le droit à la culture dont doivent bénéficier les "pauvres" ou les "smicards", comme les autres. Ce billet de Quentin Girard chez Libération l'a mieux fait que je ne saurais le faire. Et cette excellente blague vue sur Bluesky (je ne retrouve plus le post, mes excuses à l'auteur), le fait presque aussi bien en très peu de mots ⬇

Meme représentant Marie-Antoinette, et sa célèbre citation pâtissière, légèrement détournée : "S'ils n'ont pas de pain, qu'ils arrêtent leurs abonnements VOD"
Une histoire qui en a fait perdre la tête à plus d'un.e

La vraie question qu'il faut poser selon moi ici, c'est : peut-on vraiment en vouloir aux "pauvres" et aux moins pauvres de s'abonner à Netflix plutôt que d'acheter des légumes bios et de saison chez le primeur ? Les armes utilisées par les grands entreprises pour vous vendre un iPhone, un abonnement Prime ou une PS5 sont-elles à égale mesure avec celles des vendeurs de fruits et légumes ? 😅

Revenons un peu en arrière, en 2004, et à cette célèbre phrase tenue par celui qui était alors le PDG de TF1, Patrick Le Lay : "Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible." Il ne savait pas alors à quel point cette formulation était prophétique. Car ce pourquoi se battent les producteurs de contenus et de plateformes aujourd'hui plus encore qu'en 2004, c'est notre temps, pas seulement notre argent.

C'est ce qu'on appelle l'économie de l'attention, un concept développé notamment par l'excellent Yves Citton, que je me rappelle avoir étudié pour mon mémoire de master ; voilà qui date un peu. Pour résumer l'idée rapidement, chaque individu a un temps de loisirs limité, une fois ses activités professionnelles et familiales accomplies, ses besoins primaires assouvis – et encore pour ces derniers, puisqu'on peut toujours dormir moins, et manger devant un écran. L'idée donc, pour ceux qui produisent et vendent du contenu, est à partir de là assez simple : s'assurer que la grande majorité, sinon l'intégralité de ce temps de loisir soit passé sur leur plateforme, et pas sur celle du concurrent. Quitte à vous pousser à rogner sur votre temps de sommeil, ou sur votre budget nourriture, donc. Une fois que vous avez compris ce fait simple, vous remarquez plus facilement tous les mécanismes mis en place pour vous garder captif dans un même "écosystème" de marque. 

Alors, quels sont ces mécanismes exactement ?

Bouton "épisode suivant" et autres pièges récurrents

Certaines méthodes sautent aux yeux : le fameux passage automatique à l'épisode suivant sur Netflix, par exemple. Vous hésitez à regarder un épisode de plus ou à aller vous coucher parce que vous êtes fatigués ? Netflix a déjà décidé pour vous : l'épisode suivant a commencé. Avant vous aviez 15 secondes pour vous décider, maintenant c'est carrément 6 secondes. Si vous êtes pressé, le fameux bouton "épisode suivant", inventé par Netflix, est bien sûr là. Cela peut paraître anodin. Mais sur les millions d'utilisateurs de Netflix, combien se disent-ils chaque soir "allez, juste un épisode de plus" ? Ou à l'inverse "allez, je vais me coucher", mais l'épisode est déjà lancé, et la tentation est trop forte ?

Cela équivaut à plus de vues pour Netflix et de meilleurs chiffres au global, et donc une plus grande confiance des investisseurs. Une habitude qui s'installe chez l'utilisateur, aussi, et donc un abonnement qu'on ne s'imagine pas supprimer, tellement il fait partie des dépenses "de base". Une dépense qui n'est que de quelques euros par mois après tout ! Enfin, encore faut-il que l'abonnement n'augmente pas trop régulièrement, comme c'est la tendance dernièrement chez Netflix. Ou chez Spotify, qui vient d'utiliser l'excuse la plus honteuse qui soit pour justifier une potentielle augmentation.

Capture d'écran du bouton "épisode suivant" de Netflix
Le bouton de l'angoisse, sur Netflix. Vous avez 6 secondes pour choisir. Life changing hack : vous pouvez bloquer cette lecture automatique dans les paramètres sur navigateur !

Youtube en fait de même. Et cela avec le support de chaque créateur et créatrice de contenus sur la plateforme, puisqu'iels souhaitent logiquement faire un maximum de vues. Nouvelle vidéo jouée dans la foulée par Youtube ; créateur ou créatrice poussant ses autres contenus en cours et à la fin de sa propre vidéo ; autres contenus associés affichés partout sur la page ; etc. Mais pour Youtube, tout cela se fait surtout dans un but différent : vous faire voir un maximum de publicités. D'autant plus que la plateforme de Google essaye désormais très officiellement de bloquer… les bloqueurs de pub. Avec plus ou moins de réussite. Chez moi ça marche encore, on croise les doigts. 

La méthode la plus efficace, cela reste bien sûr les algorithmes. Je ne vais pas m'étendre ici car c'est un sujet bien connu. Mais pour les non-initiés, résumons : l'idée est de vous proposer le contenu le plus adapté à ce que vous allez aimer. D'augmenter au maximum les chances de vous voir cliquer sur la vidéo suivante sur Youtube, regarder cette nouvelle série "true crime" sur Netflix, ou doom-scroller à l'infini sur Instagram ou Tik Tok. Selon ce que vous regardez, ce à quoi vous êtes abonné.e, les gigantesques quantités de données récupérées sur vous par Meta, Google et consorts, ce contenu ne sera pas le même. Il sera adapté au plus près à ce que les traces que vous laissez sur internet laisse penser de vos passions, besoins et intérêts. Reprenons l'exemple de Netflix : au-delà d'adapter le contenu qui vous est proposé, les miniatures présentant la série ou le film ne seront pas les mêmes selon votre profil. Vous êtes plutôt films d'action ? Cette comédie romantique vous sera présentée avec le visuel d'un homme viril en train de courir, même si c'est une scène isolée dans le film qui ne représente pas du tout l'expérience proposée.

Capture d'écran des menus de Netflix
Netflix sait visiblement que j'aime les films avec Denzel qui met des patates.

Le jeu vidéo profite lui de son aspect par définition interactif pour aller beaucoup plus loin dans ces mécanismes de rétention. La rétention. Voilà qui est devenu un mot clé pour l'industrie du jeu vidéo. Là encore, l'idée est la même : s'assurer que le joueur restera le plus longtemps possible à jouer à ce jeu, spécifiquement. Car ce faisant, il a plus de chance d'investir dans d'autres contenus associés : des missions supplémentaires (ce qu'on appelle des DLC, pour downloadable contents, contenus téléchargeables), des nouvelles tenues pour votre personnage ou des bonus en jeu (ce qu'on appelle des microtransactions), etc. Le système est bien rôdé et désormais parfaitement accepté par les joueurs. Un système qui pourrait même devenir encore plus "efficace" grâce à l'IA, dans un futur proche. Ô joie.

Pourtant, proposer de payer quelques euros de plus votre ticket de cinéma pour avoir la fin du film ne coulerait pas de sens, n'est-ce pas ? Je développerai très probablement ce vaste sujet des étonnantes spécificités du joyeux monde du jeu vidéo dans un futur numéro de TFTT ; vous ne payez rien pour attendre 💲

Le meilleur exemple du genre est l'inévitable phénomène Fortnite. Difficile de passer à côté. Presque tous les ados de votre entourage (les garçons en tout cas) y jouent, soyez-en sûrs. Toutes les licences de Marvel à Lego veulent participer à cette orgie marketing qu'est devenu le jeu – rappelant même au-delà de la caricature un certain Ready Player One, de Steven Spielberg. Les médias grand public en parlent plus que régulièrement, avec autant de candeur que de méfiance. Il faut dire que les chiffres de Fortnite sont particulièrement impressionnants : en décembre dernier, le jeu a fait tomber un nouveau record, en réunissant plus de 11 millions de joueuses et de joueurs connecté.e.s en simultané. Une centaine de millions d'enthousiastes dans le monde y joueraient chaque mois. En novembre dernier, iels étaient 45 millions à s'être connecté.e.s sur le jeu en une seule journée, à la suite d'un événement spécial.

On est clairement sur un phénomène qui dépasse le jeu vidéo, pour tomber dans le domaine de la pop culture globalisée. Fortnite accueille en effet des lives de grandes stars musicales ou des diffusions de films de Christopher Nolan, toujours dans un but commercial bien entendu. On peut d'ailleurs qualifier Fortnite de seul vrai métavers à ce stade. J'en suis personnellement convaincu, n'en déplaise à Mark Zuckerberg et à son changement intempestif de nom d'entreprise, Facebook devenant Meta en 2021.

Image de présentation d'un concert virtuel d'Eminem, proposé en direct dans le jeu Fortnite

À la différence de Netflix, par exemple, Fornite n'est pas un abonnement. Mais on le verra, il peut amener à des dépenses presque aussi régulières. Alors, pourquoi un tel succès ? Grâce à des psychologues, mes cher.e.s lectrices et lecteurs, et oui. Et notamment une française, Célia Hodent. Cocorico ? Mouais. La thésarde a une spécialité, la psychologie cognitive. Elle a été pendant plusieurs années la Directrice de l’Expérience Utilisateur au sein d’Epic Games, l'entreprise derrière Fortnite. Comme l'explique ce portrait du Monde datant de 2018, son rôle était de "s’assurer que les joueurs comprennent le message d’un jeu, se familiarisent facilement avec celui-ci, s’y sentent à l’aise et en ressortent satisfaits." Satisfait, un mot clé ici.

Car tout cela est bien mignon, mais dans les faits, la psychologie cognitive appliquée à un jeu vidéo qui cherche à dominer le marché, on se doute assez vite que cela peut servir à autre chose. Comme, par exemple, actionner le plus régulièrement possible des leviers de récompense, de satisfaction, pour laisser les utilisateurs et utilisatrices accroché.e.s au jeu le plus longtemps possible. Créer une forme d'addiction, ce dont l'industrie du jeu vidéo se défend pourtant bec et ongle. Le but ultime étant de leur faire acheter des bonus, les fameuses "skins", qui permettent à chaque personnage d'avoir un look unique, et qui rendent le débat sur l'uniforme à l'école encore plus has been. D'autant que la justice a depuis tranché, Fortnite favorise bien des achats accidentels, ce qui a valu récemment à Epic Games une coquette amende de 520 millions de dollars.

Là, on est dans le dark pattern le plus pur. Utilisation de la psychologie pour rendre les enfants accros, méthodes illégales pour faire dépenser votre argent. Voilà qui semble tout de suite un peu moins mignon. Difficile de savoir si c'est pour se racheter de son implication dans Fortnite que Célia Hodent a depuis son départ de chez Epic Games proposé la mise en place d'une "charte éthique" pour les pros du jeu vidéo.

Image du jeu Fortnite
Tout cela rapporte évidemment beaucoup d'argent à Epic Games, éditeur de Fortnite

Et devinez quoi ? Il y a pire encore que Fortnite dans le domaine. Bienvenue dans le monde merveilleux des gacha games. Ces jeux vidéo tirent leur nom de machines de vente de jouets très populaires au japon, qui délivrent lesdits jouets au hasard. Une sorte de Kinder surprise sans le chocolat, mais avec beaucoup de collectionneurs prêts à s'arracher certaines pièces à des prix délirants. Les gacha games, généralement joués sur smartphone, fonctionnent sur les mêmes mécaniques de distribution d'objets au hasard, mais ces objets sont d'une importance capitale pour gagner. Tout le jeu est construit autour de ceux-ci, pour pousser au maximum les joueurs à passer à la caisse, et ainsi avoir une plus grande chance de remporter les objets les plus puissants. On est tout à fait entre le jeu vidéo et le casino à ce stade, et pour le moment aucun pays n'a encore vraiment légiféré sur le sujet, à part… la Chine. Pays où beaucoup de ces jeux sont développés, et où ils font des dégâts particulièrement importants.

Si le sujet vous intéresse, je vous conseille cette vidéo au titre équivoque, évoquant rien moins que "des jeux scandaleux". Car il faut le dire : certains joueurs dépensent des milliers d'euros dans ces jeux, alors même que tous ces achats peuvent ne plus avoir aucune valeur du jour au lendemain. Le business model des gacha games, c'est en effet pour les développeurs de fermer le jeu sans crier gare avant que la courbe d'utilisation baisse, et de partir avec la caisse !

Transition toute trouvée : car la magie de la dématérialisation du contenu, qu'elle se fasse au travers de catalogues d'abonnement ou non, c'est aussi la question de la propriété réelle de ces objets culturels intangibles.

Si c'est dématérialisé, ce n'est pas votre bébé.

Il apparaît sans doute clair pour la plupart des abonné.e.s à Spotify ou Netflix que le contenu qu'iels y écoutent ou regardent ne leur appartient pas. C'est le modèle, c'est ce qui permet d'afficher des prix relativement bas. Mais quid des catalogues de vidéos ou de jeux en ligne payants ? Qu'adviendra-t-il de vos films achetés sur la VOD de Canal+ si Canal+ disparait un jour ?

La question peut paraître stupide. Pourtant c'est ce qu'il vient d'arriver aux utilisateurs de la plateforme spécialisée dans l'animation japonaise, Funimation. Rachetée par Crunchyroll (elle-même propriété de Sony), elle vient d'annoncer que tous les contenus achetés sur sa plateforme avant la fusion seront tout bonnement perdus. Ce qui obligera les consommateurs et consommatrices à repasser à la caisse s’ils veulent voir à nouveau une œuvre dont iels pensaient pourtant avoir fait l'acquisition. Yep. Intéressant sujet pour les défenseurs des droits des consommateurs, à n'en pas douter.

Dans le même goût, le studio de cinéma Warner Bros. a fait une annonce bruyante il y a quelques jours. L'entreprise, qui a également un pied dans le jeu vidéo, vient tranquillement d'annoncer qu'elle supprimait des plateformes de ventes de jeux, comme Steam, tous les titres d'un de ces labels. On ne sait pas encore si les personnes ayant déjà fait l'acquisition de ces jeux les garderont dans leurs bibliothèques ou non. N'ayant jamais été vendus physiquement, il se pourrait donc que ces titres cessent tout simplement d'exister.

Une information qui alarme évidemment les développeurs qui ont travaillé de longs mois sur ces projets. Et au-delà, car la question de la préservation des œuvres, notamment dans le domaine du jeu vidéo, se fait de plus en plus prégnante ces dernières années. Menant mêmes certains à une conclusion contre-intuitive : pour sauver ces jeux, piratez-les.

Célèbre meme datant de la Nintendo Wii cet encart purement fonctionnel délivrant une citation parfaitement philosophique : "tout ce qui ne sera pas sauvé sera perdu."

Mais pourquoi être surpris face à cette obsolescence du contenu numérique, quand même le travail de journalistes dans un média très bien identifié (Vice, ici, en l'occurrence) peut disparaître du jour au lendemain ? Lesdits journalistes étant viré.e.s dans la foulée, cela va sans dire.

C'est plutôt FOMO ou MOFO ?

La création humaine n'a jamais été aussi abondante. Cela ne concerne d'ailleurs pas que le numérique. Un gros lecteur serait capable de profiter de 770 livres dans sa vie, alors qu'il est sorti 446 romans lors de la dernière rentrée littéraire, rien qu'en France. Mais on peut estimer que cela ne va pas aller en s'améliorant. Car les catalogues de contenus numériques se multiplient, notamment pour la vidéo, où Amazon et Apple viennent donc de s'ajouter aux acteurs existants : Paramount, HBO, Netflix, Canal+, OCS, etc.

Nous l'avons expliqué, se superpose à cela le désir pour chacune de ses entreprises de conserver dans son giron chaque utilisateur le plus longtemps possible, poussant là encore vers une quantité de contenus orgiaque. Une offre pléthorique qui renforce chez certains ce qu'on appelle le syndrome FOMO, la "peur de rater quelque chose". Une abondance au détriment de la qualité ? Si l'on regarde les notes moyennes des contenus Netflix sur les dernières années, on peut le penser. D'autant que la prévalence des algorithmes, que nous évoquions un peu plus tôt, aurait tendance à uniformiser le tout, et même à niveler le niveau par le bas.

L'avènement de l'IA devrait même amplifier cette tendance, puisqu'elle se base par définition sur l'existant pour proposer des résultats. Toujours plus de contenus, ces derniers étant toujours plus ajustés à vos "besoins", mais par extension toujours moins surprenants et artistiquement innovants ? Comme je le disais dans le numéro #0 de cette newsletter, en évoquant le rôle envisagé pour l'IA au sein de l’industrie créative, nous serions face à "la vision néocapitaliste ultime en un sens : nous donner toujours plus de ‘choix’ avec des contenus payants, produits à la pelle par des IA. Des contenus adaptés aux plus près de nos ‘envies’ selon des algorithmes, le tout basé sur des données que nous délivrons gratuitement."

"j'en veux plus", nous explique ce personnage très bien écrit par les scénaristes de chez Disney.

Dans ce numéro 2 de TFTT, j'ai donc convoqué beaucoup de concepts, d'exemples, et de sources. Mais je pense qu'il n'y a rien de plus concret, pour conclure et raccrocher tous ensemble les nombreux wagons lancés sur les rails de mon seum, que de parler de mon expérience personnelle.

Je suis un avide consommateur de films, de jeux vidéo, de musique, tout cela le plus souvent de manière dématérialisée. Je suis abonné à plusieurs catalogues, même si j'en ai supprimé certains récemment. Notamment à regret Canal+. Parce que mon désir de souveraineté européenne n'a peu pesé lourd face au dégout ressenti, chaque mois, au moment de donner plus de 30 balles à Bolloré.

J'aime aussi faire des listes. Des listes de choses que j'ai vu, lu, auxquelles j'ai joué. Ou de choses que je veux voir, lire, ou auxquelles je veux jouer. Je pense que cette peur de la surabondance, initialement, vient de là. Comment venir à bout d'une liste si chaque semaine s'ajoute une série de 10 épisodes d'une heure ? D'une sélection de bouquins découverte à la suite de l'écoute d'un long podcast ? Ou d'un jeu dans lequel il faudrait investir plus de 50 heures, pour ne serait-ce que gratter la surface des mécaniques de gameplay ?

Voilà le point de départ personnel de cette réflexion sur le contenu. Puis se sont ajoutées d'autres choses. Dans le cadre de mon travail, notamment. Chez Microsoft, j'ai participé à la promotion du service d'abonnement de Xbox, le Xbox Game Pass. Un abonnement d'une dizaine d'euros par mois, comprenant des centaines de jeux, et complété régulièrement avec de nouvelles références. Je l'ai fait avec plaisir. Je pense réellement que le service propose un excellent rapport qualité-prix, et que les développeurs, dans leur majorité, s'y retrouvent – ce n'est pas le cas avec tous ses services, preuve en est avec l'Apple Arcade sur mobile, encore récemment. Seuls des acteurs comme Microsoft, PlayStation ou Apple peuvent en tout cas se permettre les coûts et les négociations complexes que de tels services d'abonnement sous-tendent, ce qui est en soit un problème.

Mais surtout : je continue à suivre les sorties dans le Xbox Game Pass comme une espèce de récompense de junkie, alors même que je n'aurai jamais le temps de jouer à la vaste majorité de ces jeux. Ces sorties régulières, événementialisées, me confortent chaque fois dans l'idée même que ce service est pertinent, alors que je ne l'utilise plus ou alors très rarement, faute de temps. Est-ce que cela m'est utile de le conserver ?

L'importance du Xbox Game Pass lors de mon passage chez Xbox était telle que, pour annoncer mon départ de Microsoft, j'avais fait un petit montage parodiant les annonces de sorties de jeux du catalogue 😇

Jeu vidéo toujours, j'ai acheté certains titres auxquels je veux jouer depuis longtemps sur différents catalogues, sur différentes plateformes, parce qu'à chaque fois je me dis que c'est le bon moment pour y jouer. J'ai bien dû acheter Bioshock premier du nom sur 4 plateformes différentes, parce que poussé en promo sous mes yeux par de très efficaces algorithmes. Je n'y ai toujours pas joué, il est dans mon "backlog" depuis des lustres. Là encore, pourquoi cette dépense, in fine ?

Dans un autre genre, ma passion pour les listes m'a fait constituer de gigantesques playlists sur Spotify. L'une culmine à plus de 2250 morceaux, pour une durée totale de 177 heures. Il me faudrait plus d'une semaine non-stop, sans dormir, pour écouter cette playlist dans son intégralité. Est-ce que cela m'est utile ? À moi non, mais à Spotify sûrement, car quitter le service signifierait perdre mes playlists si savamment construites au fil des années.

Les vidéos, enfin. Ma playlist "à regarder plus tard" de Youtube est pleine comme un œuf. Et que dire de ma Liste sur Netflix, alors même que je n’utilise que rarement la plateforme. Pourtant, savoir que cette Liste existe, avec des dizaines de films, est l'une des raisons qui fait que je ne vais pas faire disparaître le service tout de suite de mes abonnements. C'est vraiment utile, tout cela ?

 

J'en arrive enfin et surtout à ce point : je suis extrêmement bien renseigné sur les mécanismes marketing et commerciaux des entreprises qui nous vendent de la culture dématérialisée. Et pour autant : je me fais avoir comme les autres, ou quasiment. Alors c’est peut-être que je suis stupide. Ou bien peut-être est-ce que ces mécanismes sont d’un efficacité redoutable ?

Ce n'est pas moi que vous entendrez dire "c'était mieux avant". Cet "avant" est une chimère. Je n'aurais pas été plus heureux il y a un siècle avec pour seuls loisirs quelques livres, le journal de temps en temps, et la radio du voisin. Et encore, je suis un homme, blanc, hétéro.

Mais tout de même, nous ne nous porterions pas plus mal si nous pouvions revenir à un semblant de raisonnable face à cette orgie de contenus. Et si nous pouvions légiférer sur les méthodes qui nous poussent ce contenu jusque dans le fond de la gorge. Et si, comme je l'évoquais dans le numéro précédent d'un point de vue environnemental, le mot clé n'était pas là encore la sobriété ?

Le banal reviendrait, parait-il, à la mode. Alors peut-être serait-il le moment d'en profiter. Sans tomber non plus dans le développement personnel bas du front.

Quoi qu'il en soit, il y a un réel besoin d'éducation à l'utilisation de notre temps. Comme il y a un besoin d'éducation aux mécaniques du capitalisme prédateur qui veut toujours nous faire dépenser plus. Plus de temps, plus d'argent.

Au fond, c'est une réalité qu'il faut appréhender : les géants de la tech préféraient nous voir consommer leurs contenus plutôt que de nous voir dormir ou manger. Ce n'est sans doute pas un problème pour Emmanuel Macron, qui se vante assez régulièrement de ne dormir que 4 heures par nuit, et qui a des cuistos à domicile. Mais moi, j'ai besoin de mes 7 à 8 heures de sommeil par nuit. Et cuisiner et manger un bon repas, sans être distrait par l'épisode 8 de la saison 4 d'une série oubliable, est un plaisir que je me dois de chérir davantage.

Les recos de Tales from the Tech :

Après cet essai critiquant assez ouvertement le modèle du tout numérique, je me vois dans l'obligation de vous parler, pour ce mois de mars, d'objets et d'événements tout ce qu'il y a de plus physiques. Un livre, un vinyle, et une expo.

Un livre. 

Commençons par le livre. "Les Fruits Tombent des Arbres" est un court roman de Florent Oiseau. C'est surtout un éloge, drôle, de ce qu'il y a de beau dans le fait de ne pas faire grand-chose, pas si éloigné de l'idée de sobriété évoquée un peu plus haut dans ces lignes.

Je cite un passage, ce sera plus efficace que toute tentative d'explication : "L'extraordinaire n'a rien à voir avec la distance. J'ai vu des drames, le soir, à gare de l'Est, et des crépuscules flamboyants aux Buttes-Chaumont. Je me suis toujours fichu et désintéressé des voyages, non par absence de curiosité, mais justement pas surplus. Je ne peux dompter l'infini des possibles, j'étouffe de ne pas arriver à me représenter tous les visages, de ne pouvoir tout humer, tout voir, tout entendre. Le monde me donne le tournis, parce qu'il me donne tout en bas de chez moi. Ceux qui l'arpentent sans cesse n'en savent pas forcément autant que moi qui ne sait pourtant pas grand-chose". Voilà, merci Thibaud pour la découverte 😘

Un peu plus tôt, le narrateur s'émerveille de la poésie des commentaires sur les sites pornos. N'ayez donc pas peur, le livre n'est pas toujours aussi lyrique.

Un vinyle.

The Smile, c'est le dernier projet des deux visages les plus connus du plus grand groupe du monde, Radiohead : Thom Yorke et Jonny Greenwood. Des légendes de la musique rock puis expérimentale. Ils viennent donc de sortir le second album de The Smile, appelé "Wall of Eyes". Et si on est davantage dans la directe lignée de Radiohead que certains autres side projects des bougres, cela reste d'une indiscutable qualité, à défaut de beaucoup surprendre. 

Le choix n'est pas que musical. Thom Yorke, notamment, a toujours eu des engagements politiques forts, notamment pour s'opposer à la politique de Spotify. Il a également sorti certains de ces albums à prix libre (l'exceptionnel In Rainbows de Radiohead), ou via BitTorrent pour outrepasser les distributeurs traditionnels (Tomorrow's Modern Boxes, son second album solo).

Et il n'est pas difficile de voir dans ce titre, "Wall of Eyes" (Mur d'yeux), une référence à notre société de surveillance et à la capture de nos données en ligne. Bref, si vous avez une platine à la maison, filez chez vos disquaires et achetez donc Wall of Eyes. Sauf si vous n'avez pas les moyens pour vous acheter des pommes bios, disons.

Une expo.

L'Institut du Monde Arabe propose de "redécouvrir Madinat al-Salam", une ville antique construite sur un plan circulaire, capitale politique, scientifique, culturelle et marchande. Surnommée la "cité de la paix", elle a été rasée par les Mongols en 1258, et ce sont sur ses ruines que la Bagdad moderne a été bâtie.

Le twist assez sympa, c'est que l'expo est construite avec le support des décors créés pour le jeu made in France (en partie), Assassin's Creed Mirage, dernier né de la plus grande franchise d'Ubisoft. C'est dispo jusqu'en novembre prochain !

Bonus !

Pour conclure, un rapide bonus. Car pour faire suite au numéro 1 de TFTT sorti le mois dernier, je tenais à vous partager un complément très intéressant sur le sujet de l'impact environnemental de la tech. Le dernier numéro de l'émission "Internet Exploreuses" de l'excellent média Origami – plutôt axé jeux vidéo – accueillait la non moins excellente Lauren Boudard de chez Climax, pour parler de la consommation en eau des datacenters. Début de la séquence à la 38ème minute de la vidéo.

Et surtout, faites pipi sous la douche.

Voilà, c'est tout pour ce mois-ci, et c’est déjà pas mal ! On se retrouve donc le mois prochain pour un troisième numéro de Tales From The Tech. D'ici là, n'hésitez pas à partager le format autour de vous, cela me ferait très plaisir. Et à me faire part de vos retours, bien sûr. Vous pouvez le faire en commentant l'article sur tftt.ghost.io, ou directement via mes différents réseaux 🤗

Thomas 🤌