TFTT #14 – Parlons impact environnemental et IA avec Will Alpine [Interview] 🎙

TFTT #14 – Parlons impact environnemental et IA avec Will Alpine [Interview] 🎙
Will Alpine, sur scène, lors de l’événement Ignite Seattle

Ce mois-ci dans Tales from the Tech, vous trouverez :

  • Dans notre Édito : ce que disent de la tech les commentaires de Musk sur La GaitĂ© Lyrique đź’©
  • L'actu tech en bref, avec un focus spĂ©cial "boycott" 🙅‍♂️
  • Un Grand Format qui se fera pour la première fois sous forme d'interview, avec l’activiste et ex-employĂ© de Microsoft, Will Alpine 🎙
  • Une Reco très papier đź“—

L'Edito

Les commentaires de Musk sur la Gaité Lyrique résument parfaitement la "pensée tech"

La tech US et ses têtes de pont s'infiltrent désormais dans tous les débats, des plus techniques aux plus humains. Cela a encore été le cas très récemment autour du cas complexe de l'occupation de La Gaité Lyrique, lieu culturel emblématique et central à Paris.

Rappelons les faits : en Décembre dernier, au tout début d'une importante vague de froid, plusieurs centaines de jeunes isolés et à la rue, migrants pour la plupart et membres du collectif des Jeunes du Parc de Belleville, décident d'occuper La Gaîté Lyrique.

Fidèles à leurs valeurs humanistes, les organisations gérant le lieu (notamment SINGA, ARTE ou makesense) décident d'assurer l’accueil et la sécurité de ces jeunes, tout en demandant l'aide rapide des autorités, car La Gaité n'est évidemment pas un lieu d’accueil adéquat.

Aide qui ne viendra pas avant plusieurs mois... mettant dans une situation extrêmement compliquée les jeunes, mais également les employé.e.s de la Gaîté ; dont j'ai l'honneur de compter certains parmi mes amis proches, et donc d'être familier des difficultés techniques et psychologiques rencontrées.

Ces employé.e.s décident fin février, après 79 jours d'occupation et un départ d'incendie heureusement jugulé, d'exercer leur droit de retrait pour protester face à l'absence de prise de responsabilité des pouvoirs publics, comme le publie La Gaîté dans un communiqué en forme de nouvel appel à l'aide auprès des autorités.

Comme le dira Benoit Hamon, Directeur de Singa, cité par Médiapart : "Vous ne pouvez pas demander à des éclairagistes, des barmans et des cheffes de projet de faire le boulot des travailleurs sociaux."

C'est dans ce contexte que Musk, n'ayant visiblement rien de mieux à faire que de tweeter des fake news – n'est-il pas déjà assez occupé à dépecer son pays d'adoption et à transformer Tesla en faillite personnelle – partage le 28 février son opinion sur une situation qu'il ne connait pas.

Il est inspiré en cela par un article bourré de fausses informations du média d'extrême droite britannique le Daily Mail.

Tweet de Musk : "Un autre cas d'empathie suicidaire, comme le dirait Gad Saad. Le problème avec l'empathie suicidaire est qu'elle va mettre fin à notre civilisation. Game Over."

Pour Elon Musk, l'empathie est un "suicide", l'altruisme une maladie, la solidarité un problème.

C'est le lendemain de cette saillie, et avec une pression médiatique montante, que la Mairie de Paris annonce enfin prendre les choses en main... sans pour autant proposer de solution pérenne au sein d'un autre lieu.

Effet Streisand côté Musk ? Quelle tristesse de devoir en arriver là.

Pire, puisque le lieu sera évacué dans la violence le 18 mars. Sans que la Mairie de Paris ne cherche jamais à trouver de solution digne de ce nom, et avec pour seuls retours des sphères médiatique et politique françaises un mélange devenu tristement habituel d'indifférence générale et de récupération politique raciste.

Cet épisode est en tout cas un nouveau révélateur de la pensée du milliardaire, pour qui l'humain n'est qu'accessoire, l'autre un adversaire, la différence une tare.

Cette "empathie suicidaire" qu'évoque Musk est un concept développé par le professeur de marketing et essayiste Gad Saad, un toutologue comme on en fait plein chez nous aussi, se revendiquant lui de la psychologie même s'il n'est en rien diplômé de cette discipline.

Ce qui ne l'empêche pas de se réclamer de "l'evolutionary psychology", mouvance doomiste et individualiste à souhait qui considère que faire preuve d'empathie auprès de personnes qui vous souhaitent du mal relève très directement du suicide… et d’une mauvaise adaptation à l’environnement qui mettrait en péril toute notre civilisation. Rien que ça.

Une vision complètement faussée et paniquée, et donc évidemment particulièrement plaisante aux yeux de Musk. Une vision reposant sur une conception réductrice de l’intelligence, opposant raison et émotions, hiérarchisant par ailleurs les humains dans la pure tradition eugéniste.

Comme le rappelle Olivier Alexandre, "l’usage de la psychologie dans une perspective évolutionnaire chez des penseurs de la Silicon Valley n’est pas nouvelle." Et il n'est surtout pas surprenant de le voir ressurgir dans cette période de trouble où le culte de la puissance (masculiniste notamment) est en plein rebond.

Une chose est sûre, la lecture eugéniste et fascisante du monde par Musk trouve beaucoup trop d'échos de ce côté ci aussi de l'Atlantique, alors que le sud-africain et ses comparses (JD Vance notamment) ne détestent rien de plus que la "vieille Europe" et ses modèles de société fondés sur le collectif plus que l'individualisme.

Il en va de la politique, mais aussi des inévitables entrepreneurs européens de la tech, qui n'ont toujours pas compris qu'ils allaient se faire manger tout cru. "Troll de génie", "fort", "cool", voilà comment on parle de Musk chez les rigolos de la French Tech.

Bah, le nazisme n'est qu'un détail de l'histoire. Ah, c'est pas comme ça qu'on utilise cette (horrible) référence ?

En attendant, courage aux jeunes qui se retrouvent à nouveau à la rue. Ainsi que, dans une moindre mesure, aux équipes de La Gaîté Lyrique, elles qui doivent relancer l'activité du lieu dans des conditions difficiles et sans budget… et accessoirement avec une motivation sans doute bien émoussée par le comportement de leur Mairie de tutelle.

En Bref

Édition spéciale boycott !

  • Et si la politique de Trump et Musk, sous ses airs de cruel rouleau compresseur masculino-capitaliste, Ă©tait le premier clou dans le cercueil de la domination amĂ©ricaine sur le monde ? Les rĂ©actions en Europe semblent en tout cas de plus en plus fortes, notamment au niveau des individus. Du cĂ´tĂ© des instances de l'UE (ou de la France, nos reprĂ©sentant.e.s Ă©tant trop occupĂ©.e.s Ă  poster de dĂ©primants visuels gĂ©nĂ©rĂ©s par OpenAI), c'est certes encore trop mou.

    C'est ainsi que, selon un sondage Ifop révélé par Libération, "62% des consommateurs français soutiennent la mise au ban des produits et services venus des Etats-Unis. Un tiers déclare déjà pratiquer ce boycott pour dénoncer les attitudes et politiques de Donald Trump et d’Elon Musk."

    Tesla (en perte de vitesse très nette en Europe), McDo, Coca… mais quid de la tech ?
Un personnage repousse une tesla sur lequel est assis un Ronald McDonald
Illustration de Coco pour Libération
  • Comme le montre cet article très complet du mĂ©dia tech français Next, si cela ne sera pas chose aisĂ©e, on peut dĂ©jĂ  Ĺ“uvrer dans le sens d'une indĂ©pendance plus grande vis-Ă -vis des Big Tech US. Et espĂ©rer des mouvements cĂ´tĂ© europĂ©ens, comme ce partenariat Proton x Vivaldi ou cette "Suite" lancĂ©e par le gouvernement français ? Il y a encore du boulot, mais pourquoi pas !

    Avant cela, il faudra sans doute que les start-up françaises se décident à arrêter de vendre leurs fesses à Microsoft, "le nouveau parrain de la French Tech", comme l'appelle les Échos.
  • On l'a dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© encore le mois dernier ici, mais rĂ©duire son temps en ligne et sur des Ă©crans est Ă©galement une excellente mĂ©thode pour gĂŞner les Big Tech. Peut-ĂŞtre encore la mĂ©thode la plus simple, quand on connaĂ®t la mainmise des entreprises amĂ©ricaines sur notre "productivitĂ©" et nos loisirs connectĂ©s.

    En plus : ce sera meilleur pour votre santé, et il y a des chances que ça vous rende moins con, comme le prouve la conclusion assez édifiante de cet article, dédié au procès des harceleurs en ligne de Thomas Jolly après la cérémonie d'ouverture des JO.
  • Il existe aussi des guides très complets pour emmerder Zuckerberg et faire perdre beaucoup de valeur aux donnĂ©es rĂ©cupĂ©rĂ©es par les applications de Meta. C'est John Olivier qui vous raconte tout ça avec sa verve habituelle.

    Mais que fais-je, je vous partage un média US sur une plateforme US ? Bon, il y a encore du boulot.
  • En parallèle, n'hĂ©sitez pas Ă  boycotter l'IA gĂ©nĂ©rative, qu'elle soit amĂ©ricaine ou française. Après qu'une Ă©tude ait montrĂ© que l'usage de ChatGPT vous rend plus dĂ©bile, voici le tour d'une seconde Ă©tude qui dĂ©montre que son usage vous rend aussi… dĂ©pendant.

    Est-ce vraiment la peine de vous infliger tout ça, pour en plus des résultats toujours aussi médiocres ?

Et on n'a pas encore parler de son impact environnemental… ça tombe bien, c'est le sujet de notre grand format du mois, avec un invité spécial 🎙

Le Grand Format

Will Alpine : “l'IA est utilisée pour nous maintenir dépendants des combustibles fossiles, bien plus que pour nous en débarrasser."

Will Alpine sur la scène d'Ignite Seattle

Si l'intelligence artificielle est sur toutes les bouches, il n'en va pas vraiment de même pour son impact environnemental. Le sujet est certes évoqué assez largement par les médias et activistes écolos.

Les figures techno-critique font le boulot aussi – j'essaye d'apporter humblement ma pierre à l'édifice en évoquant régulièrement le sujet dans TFTT.

Mais globalement, on sait assez peu l'impact en terme d'énergie et de consommation d'eau du développement de l'IA, notamment générative, désormais poussée partout par les entreprises de la tech, même quand cela ne sert à rien, même quand le service est de piètre qualité. Et cela même si les preuves très concrètes ne manquent pas.

Quand je suis tombé, un peu par hasard en jetant un œil à mon feed LinkedIn (une propriété de Microsoft), sur une courte mais très efficace intervention de Will Alpine, j'ai été marqué à plusieurs égards :

  • Primo : ce n'est pas souvent qu'un ancien employĂ© des GAFAM Ă©voque publiquement sa dĂ©mission, surtout pour raison Ă©cologique
  • Secundo : ce n'est pas souvent non plus qu'un ancien employĂ© des Big Tech admet que, s'il pensait pouvoir "changer les choses de l'intĂ©rieur" comme on l'entend souvent… et bien il s'est trompĂ©, tout simplement
  • Tertio : on ne parle pas de n'importe quel GAFAM, mais de Microsoft, dont je suis Ă©galement un ancien employĂ©, ce qui a fait rĂ©sonner pas mal de choses Ă  un niveau personnel
  • Quarto : on ne parle pas de n'importe quel ancien employĂ©, mais d'un ancien membre de l'Ă©quipe "IA Responsable" de Microsoft, participant Ă  l'Ă©laboration de services bien identifiĂ©s comme ChatGPT, avant d'y diriger l'initiative "IA Verte"

Ajoutons à cela que Will évoque également des impacts négatifs du développement de l'IA que je ne connaissais que trop peu, comme son lien direct avec la survie des industries pétrolières… c'était évident : il fallait que je parle à Will !

Avec tous ces éléments en tête, j'ai donc pris mes 10 doigts pour le contacter et lui proposer d'échanger de vive voix autour de son expérience, des raisons de son départ de chez Microsoft, et de ses engagements pour enfin mettre en place des protections contre le développement incontrôlé de l'IA, notamment d'un point de vue environnemental.

Ni une, ni deux, me voilà à vous proposer pour ce numéro 14 de TFTT la première interview jamais réalisée dans cette newsletter… et sans doute pas la dernière. Bonne lecture !

PS : l'interview a également été publiée dans son anglais original sur mon profil Medium.


Merci beaucoup à toi Will, de répondre à mes questions aujourd’hui, et plus généralement pour ton engagement en faveur d'une vision plus responsable de l'IA.

Commençons par le commencement : peux-tu m’en dire un peu plus sur qui tu es, et ce que tu faisais il n'y a pas si longtemps chez Microsoft ?

Will Alpine : j’étais Product Manager au sein de l'Ă©quipe chargĂ©e de la plateforme IA de Microsoft, et dans ce cadre j'ai mis au point les outils et la technologie qui alimentent toutes les offres de cette plateforme. Cela inclut ChatGPT et OpenAI, ainsi que tout ce qui concerne le machine learning. J'ai passĂ© quatre ans chez Microsoft et j'ai occupĂ© des postes variĂ©s, mais au terme de tout ça, j’ai rejoint la "Responsible AI team", l'Ă©quipe chargĂ©e de "l'IA responsable" chez Microsoft.

J'ai étendu le cadre éthique de cette "Responsible AI" pour inclure également la planète, du moins dans la mission que je m'étais fixée personnellement, pour essayer de faire en sorte que la technologie serve non seulement les gens, mais aussi la planète elle-même. Au départ, je me suis concentré sur la réduction de l'impact environnemental du développement de l'IA, et j'ai contribué à la création du domaine dit du "Green Software Engineering". J'ai dirigé l’initiative "GreenAI" chez Microsoft, et publié des outils open-source pour aider les développeurs de logiciels à diriger la consommation de leurs créations vers de l'énergie décarbonée.

Mais je voulais aussi et surtout m'assurer que nous disposions de garde-fous contre l'utilisation de l’IA Ă  des fins nĂ©gatives. J'ai cofondĂ© et menĂ© une campagne en interne pendant trois ans, pour veiller Ă  ce que les activitĂ©s de Microsoft en matière d'IA soient cohĂ©rentes avec son soutien affichĂ© Ă  la science du climat. 

Nous avons fait tout ce que nous pouvions de l'intérieur, mais en fin de compte, les promesses qui nous avaient été faites n'ont pas été tenues.

Ă€ quel moment as-tu compris qu'agir de l'intĂ©rieur, chez Microsoft, ne suffirait pas ? Qu'est-ce qui a dĂ©clenchĂ© ta dĂ©cision de dĂ©missionner ? 

WA : Lorsque j'ai constatĂ© pour la première fois le potentiel de l'IA, j'Ă©tais profondĂ©ment optimiste. Mais ce que j’ai rapidement compris, c’est que l'utilisation de l'IA par les industries des Ă©nergies fossiles Ă©clipserait tous les cas d'utilisation positifs. Nous avons fait le calcul, et sommes vite arrivĂ©s Ă  la conclusion que toutes les actions positives que nous pourrions mettre en place serait très largement Ă©clipsĂ©es par ces externalitĂ©s nĂ©gatives.

Je ne dirais pas qu'il y a eu un moment prĂ©cis qui a dĂ©clenchĂ© cette rĂ©alisation, mais plutĂ´t une sĂ©rie de prises de conscience Ă©talĂ©es sur plusieurs annĂ©es. Comme je l'ai dit, nous avons utilisĂ© tous les canaux internes possibles, notamment en rencontrant l'Ă©quipe dirigeante [la "leadership team" de Microsoft, composĂ©e de l’équipe resserrĂ©e autour de Satya Nadella, NDLA], en lui formulant des recommandations très constructives et en ralliant des milliers d'employĂ©s derrière nous, pour demander Ă  Microsoft de prendre des mesures suffisantes.

Je dirai que c'est avec l’avènement de l’IA gĂ©nĂ©rative que nous avons commencĂ© Ă  ĂŞtre très prĂ©occupĂ©.e.s, avec cette nouvelle ruĂ©e vers l'or. Ou peut-ĂŞtre cette ruĂ©e vers le pĂ©trole : nous avons commencĂ© Ă  assister Ă  des communications en interne saluant le fait que les applications de l'IA Ă©taient des "game changer" pour l'avenir de l’exploration et de la production de pĂ©trole et de gaz. C'est en rĂ©alisant l'importance de l'IA pour la survie de l'industrie pĂ©trolière et gazière que j'ai compris qu'il fallait prendre des mesures plus radicales.

Maintenant, tu agis de l'extérieur ! Qu'as-tu accompli depuis ce changement radical ?

WA : j'ai cofondé la campagne "Enabled Emissions", qui vise à aligner technologie et science du climat. Nous nous efforçons de défendre les réglementations, d'éduquer le public et de créer des coalitions pour demander des comptes sur l'utilisation des innovations technologiques, car elles ont un impact extrêmement important dont on ne parle que trop peu aujourd'hui.

Notre résolution d'actionnaires demandant à Microsoft de rendre compte des risques liés à sa collaboration avec l'industrie des combustibles fossiles a recueilli 10 % des voix, ce qui représente 220 milliards de dollars en valeur actionnariale.

Tu as dĂ©jĂ  mentionnĂ© l'industrie pĂ©trolière et gazière Ă  plusieurs reprises. C’est un client clĂ© pour les Big Tech, et spĂ©cifiquement Microsoft. Peux-tu nous en dire plus sur l’importance qu’a l’IA pour ces industries fossiles ?

WA : j'ai passé plusieurs années à me concentrer sur la réduction des impacts directs de l'IA, les coûts énergétiques et l'impact carbone liés à son fonctionnement, à son développement. Une fois les calculs faits, nous nous sommes rendu compte que, si les impacts directs de l'IA sont importants, ils ne sont que la partie émergée de l'iceberg. Les impacts indirects, l'impact de l'utilisation de la technologie, étaient bien plus importants encore.

Dans ce contexte, il est essentiel de garder à l'esprit que l'un des principaux cas d'utilisation de l'IA consiste à trouver et à extraire davantage de pétrole (jusqu'à 15 % de ces usages), à rendre l'extraction des combustibles fossiles plus efficace, ce qui permet de réduire le coût du pétrole et du gaz jusqu'à 10 %. Et comme nous le savons avec le paradoxe de Jevons, une extraction plus efficace du pétrole fait baisser les coûts, ce qui réduit les arguments économiques en faveur de la décarbonation.

De mon point de vue, l'IA est utilisée pour nous maintenir dépendants des combustibles fossiles bien plus que pour nous en débarrasser. Cela sape le bon travail de tous ceux qui œuvrent en faveur de la durabilité. Mais il y a de l'espoir ! En 2024, près de 90 % des nouvelles sources d’énergie au niveau mondiale étaient renouvelables.

L'une des raisons de cette situation est que beaucoup d'entreprises revendiquent un impact "net zéro", mais ne tiennent pas compte des combustibles fossiles dans l'équation. À la suite de la campagne que nous avions mené auprès des employé.e.s de l'entreprise, Microsoft a publié ses "Energy Principles" qui définissent les lignes directrices de son engagement environnemental dans le cadre spécifique de ses travaux avec l'industrie des combustibles fossiles. Bien qu'ils paraissent satisfaisants à première vue, ces engagements contiennent des lacunes importantes : Microsoft est ainsi censé ne travailler qu'avec des entreprises énergétiques qui ont des objectifs "net zéro". Mais si les compagnies pétrolières et gazières ne comptabilisent pas la combustion des dits combustibles fossiles, 85 % de leurs émissions réelles ne sont pas comptabilisées...

Capture d’écran de notre Ă©change Paris-Seattle avec Will ; on a parlĂ© de choses sĂ©rieuses, mais on peut rigoler quand mĂŞme !

Dans ton intervention à Ignite Seattle, tu évoques l’importance des "guardrails", des garde-fous. Selon toi, quels garde-fous pourrions-nous mettre en place pour éviter que l'IA et ses différentes utilisations ne nuisent à la planète et aux humains autant qu'elles le font aujourd'hui ?

WA : soyons clairs, l'essor actuel de l'IA n'est pas soutenable d’un point de vue environnemental. Il n'y a tout simplement pas de trajectoire durable, parce qu'il n'existe aujourd'hui aucune politique qui garantisse des résultats positifs pour les humains ou la planète.

Les garde-fous qu’il nous faudrait peuvent être envisagés à différents niveaux. Cela peut être au niveau de l'entreprise, au niveau national ou au niveau international. Je vais vous donner un exemple de garde-fou très facile à mettre en œuvre au niveau de l'entreprise, et je dis cela en tant qu'ex-membre de l'équipe "Responsible AI" chez Microsoft : imaginez que vous intégriez l'environnement dans votre pratique de d'IA responsable. Si vous évaluez les projets en fonction de leur impact, de la même manière que vous le feriez avec des personnes, vous pourriez simplement dire : quel est l'impact carbone estimé de ce projet ? Est-ce que cela aide ou nuit à la planète ? Comment pouvons-nous examiner les nouveaux contrats et évaluer leur conformité avec ces principes ? Nos engagements envers nos clients favorisent-ils des résultats positifs pour la planète ? Comment pouvons-nous utiliser la science du climat pour élaborer des principes d'intelligence artificielle respectueux de l'environnement ?

En termes de politique nationale ou internationale, si nous en avions la volonté politique, je verrais bien plusieurs agences différentes créées au sein, disons, du gouvernement fédéral des États-Unis, comme le ministère de l'énergie, la FERC ou l'EPA. Des agences qui pourraient examiner les contrats et appliquer des normes pour certains des travaux en cours.

J’insiste sur l’importance des normes. Pour en revenir Ă  ce que je disais Ă  propos des dĂ©clarations "net zero" qui ne tiennent pas compte des combustibles fossiles eux-mĂŞmes : nous devons combler ces lacunes et Ă©laborer des normes solides qui dĂ©finissent des objectifs clairs et ambitieux. Il y en a quelques-unes mais... Je pense que pour rĂ©aliser des progrès significatifs en matière de climat, il faut un gouvernement fĂ©dĂ©ral qui reconnaisse l'existence du changement climatique et qui prenne des mesures pour rĂ©duire l'impact que celui-ci ne manquera pas d'avoir sur ses citoyens. Mais avant d’en arriver lĂ , il va nous falloir des millions de citoyens prĂŞts Ă  prendre des risques personnels et Ă  exiger un changement.

À court terme, je ne suis pas optimiste, c’est évident. Je ne crois pas à une victoire politique. Il faudrait un changement significatif dans l'équilibre des pouvoirs. Nous avons non seulement des compagnies pétrolières et gazières, mais aussi des entreprises technologiques qui ont, à bien des égards, acheté le gouvernement. Ce sont les deux acteurs les plus puissants du monde, et ils ne vont pas céder leur pouvoir facilement. Il faudra un mouvement profond...

Pour citer Bernie Sanders : "le vrai changement ne se fait jamais du haut vers le bas. Il part toujours de la base. Il se produit lorsque des gens ordinaires, par millions, sont prĂŞts Ă  se lever et Ă  se battre pour la justice."

Le contexte actuel aux États-Unis est en effet pour le moins compliqué, compte tenu de ce que tu viens de dire. Penses-tu que le changement peut venir d'Europe ?

WA : il y a un peu d'espoir en Europe. Mais je dois dire que si la directive CSRD Ă©tait l'un de nos plus grands espoirs...  certaines de ces meilleures composantes, telles que les exigences de divulgation des revenus sur les contrats pĂ©troliers et gaziers, ont Ă©tĂ© supprimĂ©es.

En outre, la loi européenne sur l'IA (AI Act) semblait prometteuse au début, mais elle omet de classer les applications d'IA ayant un impact environnemental significatif dans la catégorie des systèmes d'IA à haut risque. Elle n'est plus aussi efficace que nous l'espérions.

Néanmoins, je pense qu'il y a un énorme potentiel en Europe, et je peux le voir se réaliser ; nous avons besoin que les Européens exigent une législation qui va au-delà des impacts opérationnels directs de l'IA et qui inclut les utilisations de la technologie elle-même, des utilisations qui ont un impact encore plus important.

L'IA, notamment générative, est mise en avant partout, jusqu’à l’absurde. Penses-tu que l'engouement pour l'IA est exagéré, et qu'une "bulle" risque d'éclater à un moment ou à un autre ?

WA : il ne fait aucun doute qu'il y a de la hype. Mais il convient de noter que l'IA, ce n'est pas de la magie. Il s'agit simplement de prédictions sur des quantités stupéfiantes de données, de déduire des relations et d’en tirer des prédictions. Il y a donc de la place pour des améliorations quant à la façon dont cette technologie est appliquée, et beaucoup d'innovation peut en résulter.

Mais d'après ce que j’ai pu constater, il n'y a pas eu de percĂ©e technique qui a transformĂ© cette technologie en "magie". Pour autant que je sache, la magie n'existe pas [rires]. Je pense donc que ces entreprises technologiques ont engagĂ© des dĂ©penses d'investissement considĂ©rables dans des infrastructures, ce qui entraĂ®ne des coĂ»ts immĂ©diats. Ă€ court terme, nous pourrions bientĂ´t ĂŞtre confrontĂ©s Ă  quelques ajustements sur le marchĂ©. Mais l’IA est bien lĂ , et pour longtemps. 

Je pense que les innovations en matière d'IA peuvent à la fois faire progresser et compromettre les objectifs climatiques, en fonction de comment elles seront utilisées. Mais on nous fait croire que l'IA pourrait "résoudre" le problème du changement climatique, alors que nous disposons déjà de la technologie nécessaire pour résoudre ce problème. Un récent rapport d'Accenture indique que l'IA pourrait être exploitée pour réduire les émissions mondiales de gaz à effet de serre de 1,5 à 4 %... mais cela demeure de la pure spéculation sans réglementation claire. Et le rapport ne parle là que des externalités positives.

Ce qui n’a rien de spéculatif, en revanche, c'est le lien profond qui existe entre "Big Tech" et "Big Oil". Pour moi, il est clair que l'un des principaux cas d'utilisation de l'IA, ce n'est pas la lutte contre le changement climatique, c’est bien la recherche et l'extraction de pétrole.

L'article de The Atlantic intitulĂ© "Microsoft's Hypocrisy on AI" illustre clairement comment l'IA gĂ©nĂ©rative est utilisĂ©e comme un outil commercial pour attirer les grandes sociĂ©tĂ©s pĂ©trolières comme jamais auparavant. Cela n’a rien de spĂ©culatif, c’est un phĂ©nomène qui cause des dommages dans le monde rĂ©el, et qui se produit depuis au moins une dĂ©cennie Ă  une Ă©chelle extrĂŞmement sophistiquĂ©e.

Comment s'est passé ton départ de Microsoft sur le plan personnel, notamment vis à vis de tes engagements très forts ?

WA : la décision de quitter une entreprise que j'aimais, avec des milliers de collègues qui travaillaient très dur pour rendre le monde meilleur, a été très difficile à prendre. Microsoft est formidable à bien des égards, mais l’entreprise semble incapable de changer volontairement de comportement.

Je pense que ma dĂ©cision de monter sur scène rĂ©cemment Ă  Ignite Seattle [pour cette intervention, NDLA] est venue du simple fait que j'ai regardĂ© l'Ă©tat du monde actuel et que j'ai rĂ©alisĂ© que nous devions nous lever pour dire les choses très clairement aux forces en place. Si nous restons silencieux, en tant que citoyens, nous nous rendons complices d'un mauvais système. 

Seattle est un endroit idéal pour vivre et s'exprimer. C'est une super communauté. La public à Ignite Seattle a été vraiment formidable.

Et beaucoup de gens ressentent la mĂŞme chose que moi au sein de Microsoft, tu sais ? Il y a cette distance cognitive entre le dĂ©sir sincère de faire le bien dans le monde, et la prise de conscience que tout le bon travail que nous avons essayĂ© de faire est en train d'ĂŞtre balayĂ©. C’est donc difficile de rĂ©pondre Ă  cette question. 

Je pense que Microsoft a toujours été plus avisée que d'autres entreprises de la tech. On y trouve une culture d'entreprise vraiment géniale. Elle a annoncé des engagements ambitieux en matière de développement durable en 2020, et les employés y ont été optimistes pendant de nombreuses années. Mais dans le même temps, Microsoft s'est discrètement emparé du marché tech appliqué à l'industrie des combustibles fossiles.

Rétrospectivement, il n'y a rien d'étonnant à ce que les engagements en matière de développement durable soient abandonnés pour garantir la pure recherche du profit. Mais pendant quatre ans, nous avons vraiment eu l'impression que le changement était en marche et que nous étions au bon endroit pour l'opérer.

En fin de compte, je sais maintenant que l'on peut avoir un engagement du haut vers le bas, et que l'on peut avoir beaucoup d'efforts réalisés de la part des employés du bas vers le haut. Mais tant que la direction n'aura pas fait le lien et n'aura pas concrétisé son engagement avec le management intermédiaire de l’entreprise, en incluant des indicateurs de développement durable dans chaque secteur d'activité, l'engagement ne pourra pas se concrétiser.

Aujourd'hui, nous constatons bien que ces engagements ne sont pas respectés, du fait de la croissance incessante de l'IA.

Au cours de ta carrière, tu as Ă©galement rejoint la "Green Software Foundation". Tu peux nous en dire plus sur cette organisation ?

WA : bien sĂ»r. La Green Software Foundation est un consortium regroupant de nombreuses entreprises, dont la mission est de dĂ©carboner le dĂ©veloppement logiciel. Elle crĂ©e un Ă©cosystème de personnes, de normes, d'outils et de meilleures pratiques pour dĂ©velopper des "logiciels verts".

Au cours de ma première semaine chez Microsoft, j'ai rejoint un hackathon qui était composé de membres de l'équipe fondatrice de la Green Software Foundation. Nous avons travaillé sur un projet visant à garantir que la puissance de calcul pouvait tirer parti de l'énergie propre. Ce projet est devenu, au fil des années, ce que l'on appelle le "Carbon Aware computing". Nous avons publié le SDK CarbonAware par l'intermédiaire de la Green Software Foundation, en format open-source, afin de nous assurer que ce que nous avons appris puisse être adopté à grande échelle.

Globalement, l'ingénierie logicielle "verte" est une solution technique visant à réduire l'empreinte carbone de l'intelligence artificielle. Il existe différentes options pour atteindre cet objectif : vous pouvez utiliser moins d'électricité, vous pouvez consommer physiquement de l'énergie propre, ou vous pouvez utiliser moins de ressources de calcul, moins de ressources physiques. Ces meilleures pratiques existent, et je suis heureux de voir une attention grandissante portée à la réduction de l'empreinte carbone de l'IA. J'ai passé des années à crier sur tous les toits que la consommation d'énergie de l'IA allait poser un sérieux problème, mais je n'éprouve aucune satisfaction à voir ce problème se concrétiser.

Mais il faut mettre les choses en perspective : l'empreinte carbone des opérations d'IA a été estimée à 0,01 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Cette analyse semble incomplète, car elle omet des facteurs tels que l'impact sur la chaîne d'approvisionnement ou la croissance prévue… mais même si elle est dix fois plus importante, il s'agit toujours d'une fraction de pour cent. Étant donné que les combustibles fossiles sont responsables de près de 90 % des émissions mondiales de CO2 et que l'IA permet à cette industrie d'augmenter le rendement de 15 %, de réduire les coûts de 10 % et d'accroître les réserves exploitables de 5 %, l'impact le plus important est de loin la manière dont cette technologie est utilisée.

La communauté technologique semble pourtant réticente à en parler. Nous avons désespérément besoin d'élargir la discussion au-delà des impacts directs de la technologie, pour commencer à parler de la façon dont l'IA est utilisée pour nuire.

On a souvent entendu dire que DeepSeek Ă©tait une bonne nouvelle pour le climat, car la solution utiliserait moins d'Ă©nergie pour obtenir des rĂ©sultats similaires. Tu en penses quoi ?

WA : je ne pense pas que les progrès en matière d'efficacitĂ© Ă©nergĂ©tique changeront quoi que ce soit Ă  notre trajectoire mondiale. L'efficacitĂ© sans rĂ©glementation conduit Ă  une hausse de la demande et de la consommation, et non pas Ă  leur baisse. Je ne pense pas que l'efficacitĂ© seule aura un impact sur la trajectoire.

Les choses dont nous avons vraiment besoin pour faire la différence, ce sont des réglementations et des mesures d’incitations économiques. De la réglementation, + des incitations commerciales, + une plus grande efficacité, et là l’équation serait parfaite.

Il ne faut pas oublier non plus qu'il existe deux types d'IA [du point de vue de la consommation d'énergie, NDLA]. Il y a le machine learning traditionnel, qui bénéficie de besoins énergétiques très faibles, et d’une grande précision. Et puis il y a, disons, l'IA générative ou "agentique", qui consomme beaucoup d'énergie... et dont la précision est actuellement bien faible en comparaison.

On nous fait donc croire que nous avons besoin d'une IA gourmande en énergie pour résoudre le problème du changement climatique. C'est trompeur, car une grande partie des meilleures avancées de l'IA proviennent du machine learning, de types d'IA très ordinaires qui existaient déjà auparavant et qui ne consomment pas beaucoup d'énergie.


Un grand merci à Will pour sa disponibilité et cet échange très intéressant pour moi, comme pour vous je l’espère, chers lectrices et lecteurs.

Pour conclure, je vous renvoie également sur cet article que Will m’a partagé, autour de la nécessaire prise de position des employé.e.s des Big Tech face à l’agenda anti-climat et anti-science de ces entreprises.

Visages des patrons des Big Tech
Illustration pour l’article de Fast Company

Les Recos

Ce mois-ci, je vais faire court, et je ne vais pas vous recommander une œuvre à part entière...

Je vais vous rappeler qu'il existe un truc génial dans la plupart des villes, quelque soit leur taille : les bibliothèques !

Ça vous semble ridicule ? Écoutez, vous avez sans doute raison, mais pour ma part, je ne m'étais jamais réinscrit à une bibliothèque depuis ma tendre jeunesse, à la médiathèque du Puits du Chat, à Blain, dans la campagne du 44.

J'avais tout bonnement oublié que c'était une option intéressante pour récupérer des documents en quantité, sur la durée, sur un sujet particulier, ou juste pour le plaisir. Le système est en plus d'une grande simplicité et totalement gratuit.

Là, par exemple, j'ai récupéré à la Bibliothèque François Villon (dont la devise devrait bien sûr être : "rends les livres, François !") des BD italiennes, de Hugo Pratt à Zerocalcare 🤌🤌🤌

Au vu du contexte, me remettre au collectif pour ce qui est de l'accès à la culture me paraît très pertinent. Je me dis que cette "reco" pourra permettre à d'autres de l'envisager.

JCVD : "J'adore les services publics. Dans 20 / 30 ans, y'en aura plus" (pour la référence, c'est par là)

Voilà, c'est tout pour ce mois de mars, et c’est déjà pas mal !

On se retrouve en avril pour un 15ème numéro de Tales From The Tech.

D'ici lĂ , n'hĂ©sitez pas Ă  partager le format autour de vous, cela me ferait très plaisir. Et Ă  me faire part de vos retours. Vous pouvez le faire en commentant l'article sur tftt.ghost.io, ou directement via mes diffĂ©rents rĂ©seaux.

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Merci Ă  toutes et tous,
Thomas ✊

PS : Tales from the Tech est garanti sans IA, pas sans faute.
PS2 : une super console de jeu
PS3 : Deepl a Ă©tĂ© utilisĂ© pour accĂ©lĂ©rer le processus de traduction de l’anglais vers le français, puis le texte a Ă©tĂ© corrigĂ© et amendĂ© par mes soins