TFTT #1 – Saint Bill Gates et l'Église du Techno-solutionnisme 🙏
La Tech va nous sauver ! Si, je vous le jure, c'est la Tech qui me l'a dit.
Las Vegas, Nevada. Août 2019.
Environ 18 000 personnes sont rassemblées dans l'un des stades de la ville, la T-Mobile Arena. Le public ne porte pas de maillots de basket ou de t-shirts en l'honneur d'un groupe de rock. Le dresscode, c'est plutôt chemise et badge autour du cou. Les spectateurs ainsi réunis ici viennent en fait du monde entier, mais tous travaillent pour ou avec la même entreprise : Microsoft. Et je suis l'un de ces spectateurs.
J'ai rejoint l'entreprise 8 mois plus tôt, en janvier 2019. Chaque année, Microsoft organise en effet ce que l'entreprise appelle Microsoft Ready, son événement interne réunissant des dizaines de milliers d'employés à Las Vegas. Les nouveaux venus, comme moi, y sont généralement conviés. Nous ne savions pas encore que ce serait le dernier événement du genre. Depuis la crise du covid, plus de grand-messe à Vegas pour le géant de Seattle. Pour être précis, avant même le covid, les dents commençaient à grincer en interne, notamment parmi les employés européens. Déjà, Las Vegas… pour une entreprise qui mise sur son image éthique pour se différencier des autres grands de la tech, on a vu mieux. Mais surtout : faire voyager des dizaines de milliers de personnes à l'autre bout du pays, ou du monde, pour quelques jours à peine… cela commençait à questionner beaucoup d'employés.
Car la thématique environnementale, on commence à en parler chez Microsoft. Pour ma part, je suis déjà sensibilisé au sujet, mais je concède que le bilan carbone catastrophique de mon année 2019, s'il me gênait déjà, n'entamait pas encore mon excitation pour les press trips de quelques jours aux Etats-Unis. Étonnamment, c'est avec ce voyage à Las Vegas que j'ai compris qu'un truc clochait. Le covid a au moins permis de transformer l’essai plus aisément.
Tous les grands pontes de Microsoft défilent sur scène l'un après l'autre. Avec un public d’une telle ampleur, nous ne sommes évidemment pas sur un company meeting traditionnel. Satya Nadella, le DG, est un habitué de l'exercice. Il est excellent. Puis vient Brad Smith, le président de Microsoft. Comme les présidents italiens ou allemands, il est ce qu'on pourrait qualifier de président honorifique. Satya est le vrai boss. Brad, lui, il porte les sujets "moraux" pour l'entreprise : éthique, politique, sujets sociétaux. Aujourd'hui, il vient nous parler de "sustainability". De développement durable, disons, même si la vision américaine se résume plus volontiers à l'aspect purement environnemental, sans intégrer le volet sociétal. Brad Smith nous parle donc des ambitions de Microsoft sur le sujet. D’abord : réduire drastiquement l'impact de l'entreprise – c'est ce qu'on appelle Green IT, grossièrement la tech verte. Puis : aider les autres entreprises à réduire leur propre impact grâce aux innovations que Microsoft peut offrir. Dans ce dernier cas, on parle d'IT for Green : comment la tech peut faciliter la transition écologique.
Ce discours, il le fait donc devant 18 000 personnes venues des quatre coins du pays et du monde, par avion, dans un énorme stade couvert et climatisé à 18 degrés, alors qu'il fait plus de 35 degrés dehors. Le tout dans une ville bardée de faux canaux vénitiens, de fontaines gigantesques et de terrains de golf, plantée au milieu du désert du Nevada. L'ironie de la chose est patente. Pourtant elle n'émeut pas vraiment mes collègues américains. Et encore moins Brad Smith, qui délivre son speech sans hésitation aucune. Et, je le crois sincèrement, sans se rendre compte de l'ironie absolue de la chose. Car la vision américaine du développement durable, d'un développement soutenable (traduction plus littérale de l'appellation américaine : sustainability) permet ce genre de décalages, que nous européens trouvons pour beaucoup absurdes.
Je vous propose donc, dans cette newsletter #TFTT numéro 1, de tenter d'expliquer la raison de ce décalage. D'expliquer aussi les dangers inhérents à une domination totale de la vision américaine sur le sujet du développement durable et de la transition écologique, ainsi que ses liens directs avec la Tech.
Quelques mois après cette grand-messe de Las Vegas : nous sommes le 17 janvier 2020. Microsoft réalise ses premières grandes annonces environnementales. Les promesses faites à Vegas ne restent pas à Vegas.
Je suis en charge de ces annonces au sein de l'équipe de communication française. Car le sujet m'intéresse particulièrement, et que l'on m'a proposé d'élargir mon périmètre après une première année dans l'entreprise plutôt réussie. L'annonce, portée par tout le management de Microsoft, y compris Satya Nadella et Brad Smith, est bien reçue. C'est compréhensible. Elle est la première du genre pour un des grands acteurs de la tech, et surtout elle est très complète : objectifs ambitieux, détails de certaines actions, explications des méthodes envisagées et des données prises en compte, etc. Elle est aussi bourrée de jargon et mobilise des concepts peu connus, encore mal définis, sur des échéances de temps long. Cela a été sans aucun doute l'une des traductions de communiqué de presse les plus compliquées de ma carrière 😅
On y trouve une phrase clé, qui m'avait marquée à l'époque en la traduisant : "Pour résoudre la crise du carbone à laquelle notre planète est confrontée, il sera nécessaire de recourir à des technologies qui n’existent pas encore."
Quoi qu'il en soit, cette annonce n'est pas lacunaire comme celle de Google quelques semaines après, et n'est pas basée seule sur l'opaque fondation de son PDG comme chez Amazon, là aussi présentée quelques semaines plus tard. Je ne m'abaisserais pas à vous parler des engagements environnementaux d'Elon "rocket man" Musk, car si vous pensez que c'est lui qui va sauver la planète avec Tesla, vous pouvez sans doute arrêter la lecture ici. On a les écolos qu’on mérite.
Avançons maintenant jusqu'à aujourd'hui. 4 ans presque jour pour jour après les annonces initiales de Microsoft, plus précisément. Le 18 janvier dernier, Bill Gates, le co-fondateur et ancien PDG du géant, était interviewé dans Les Échos. Dans cette interview conséquente, Bill Gates parle surtout de sa fondation et de son rôle dans l'éradication de la polio et d'autres maladies, ainsi que des contraintes auxquelles elle fait face, notamment dans les pays pauvres. L'impact important de la Fondation Gates a été longuement documenté, rien à dire là-dessus. Si ce n'est peut-être sur cette habitude des milliardaires, particulièrement aux Etats-Unis, de se substituer aux pouvoirs publics pour régler des problèmes de société (j'ai déjà écrit à ce sujet).
Au final, le sujet du développement durable – et plus précisément de la croyance que la tech est la solution au changement climatique – n'est évoqué que brièvement dans l'article. Pourtant le journaliste ne s'y trompe pas, il en fait le titre de l'article : « Face au défi climatique, l'innovation est le seul espoir. » Si Gates ne détient plus que 1.38% des parts de Microsoft (ce qui reste très confortable, quand celle-ci est évaluée en bourse à plus de 3000 milliards de $), leurs visions de la lutte contre le changement climatique se rejoignent : seule la technologie pourra nous sauver.
Cette vision, défendue par l'industrie de la tech américaine depuis un demi-siècle, et accompagnée avec plaisir par les gouvernements états-uniens successifs, a un nom : le Technosolutionnisme. Selon celui-ci, le progrès technique et technologique doit-être la priorité absolue, car quel que soit le problème, l'innovation est le seul espoir d'en venir à bout. Les autres préoccupations – économiques, sociales, environnementales – sont annexes.
Les arguments technosolutionnistes sont, pour certains, intéressants. Ils défendent la nécessité de positivité pour parler de transition écologique, ce qui est entendable à l'aune de l'éco-anxiété qui touche beaucoup d'entre nous. J'avais déjà évoqué cet angle dans un article autour de la notion de "solarpunk". Bien que depuis je rejoigne le point de vue défendu par le média Usbek & Rica sur ce "mouvement culturel", qui n'en est en fait pas vraiment un.
Autre argument semble-t-il imparable : le progrès technique a déjà amélioré nos vies de manière drastique, il continuera donc à le faire. Comme le dit Bill Gates dans Les Échos : "Il y a deux siècles, l'espérance de vie tournait autour de 30 ans, un tiers des enfants mouraient avant d'avoir 5 ans et presque personne ne savait lire. Il est assez flagrant que les innovations ont radicalement amélioré la condition humaine."
Second argument évoqué par Bill Gates : "Les pays riches représentent moins de 30 % des émissions de CO2, dominées par les pays à revenus intermédiaires. Or ces derniers ne se construisent pas de somptueuses villas, mais simplement des routes, des hébergements. Il n'est pas question de leur demander d'arrêter d'utiliser du ciment, de cesser d'avoir des voitures et des camions." En effet, la réduction de la pollution carbone ou plastique est un problème de riche, on l'entend assez. Seule la technologie pourrait donc permettre aux pays plus pauvres de se développer sans avoir un impact majeur sur le climat.
Alors, quel est le problème avec le Technolutionisme ?
Cette newsletter ne se nomme pas Tales from the Tech pour rien. Avec le Technosolutionnisme, on est selon moi dans le domaine du conte pour rassurer les enfants. Dans celui de la foi, la "foi inébranlable dans l'innovation et la technologie" que ne renie pas Bill Gates dans son interview pour Les Échos. Or, la foi n'est jamais très loin de la croyance aveugle. Bill Gates est-il alors un apôtre de « l'église Technosolutionniste » ?
La croyance aveugle
Cette foi en la dimension salvatrice de la technologie peut mener à une vision au mieux naïve, au pire dangereuse : puisque la technologie va nous sauver, ne changeons rien à nos habitudes ! Continuons à vivre et à nous « développer » comme si de rien n’était, car la technologie va tout réparer in fine, d'un coup de baguette magico-technologique.
Au-delà de la foi, réelle ou simulée, des porte-paroles des big tech, pourquoi poussent-ils ce narratif ? Parce que cela sert leurs objectifs. Dire que la technologie va nous sauver est en effet commode quand c'est votre entreprise qui va les vendre, ces technologies salvatrices. Quand ? Ayez confiance. Comment ? Avec de l'argent, beaucoup d'argent, ne vous inquiétez pas pour ça. Don’t Worry, Be Happy, achetez un nouvel iPhone chaque année, on s’occupe de tout. Et on fait de supers pubs avec des célébrités pour vous rappeler nos engagements.
Pourtant, les premières technologies censées nous sauver le coup battent déjà de l'aile. C’est le cas par exemple de la capture et du stockage de CO2, des techniques mises en avant en grandes pompes par Microsoft et les autres. Un échec potentiel évoqué dans cet article du Figaro. Un média pas exactement connu pour être un repaire d'écoterroristes, la preuve. Mais la foi Technosolutionniste n'est pas si vite entamée.
Dans le même ordre d'idée, les occidentaux se dédouanent également de leurs responsabilités en se positionnant en sauveurs. Car quand Bill Gates et consorts disent "les pays riches représentent moins de 30 % des émissions de CO2", ils oublient peut-être un peu vite que ce sont bien les comportements des occidentaux, et notamment des américains, qui mènent la planète vers la surchauffe. Que ce soit directement ou indirectement, via le soft power US ou ses marques bien connues comme Coca Cola, toujours le premier pollueur plastique du monde. Mais il est plus facile de faire peser la culpabilité sur les pauvres, tout en expliquant que ce sont encore les pays riches qui vont les "sauver". Colonisation, troisième épisode ? Après tout, la foi passe par l'évangélisation, n'est-il pas.
L'effet rebond
Pour évoquer le second problème que pose le Technosolutionnisme, il n'y a pas besoin d'aller chercher très loin. De manière amusante, la page Wikipédia qui évoque la notion commence par ces mots : "Le Technosolutionnisme est la confiance dans la technologie pour résoudre un problème souvent créé par des technologies antérieures." J'avoue avoir ri en lisant cette phrase, tant elle discrédite la notion d'entrée. Elle ne suit d'ailleurs pas les règles de Wikipédia, puisqu'elle est ouvertement à charge, ce qui est mentionné plus clairement encore sur la version anglaise. Mais passons, l'idée ici est claire : toute nouvelle technologie, introduite pour réparer des problèmes existants (souvent associés à des technologies précédentes) introduira ses propres problèmes. C'est ce qu'on appelle l'effet rebond. Une notion, souvent critiquée, mais qui continue à faire pousser des cheveux blancs à beaucoup de chercheurs.
L'un des exemples les plus connus est celui de la voiture électrique. Elle est une solution à court terme pour limiter les émissions de CO2 dont l'industrie automobile a été un grand pourvoyeur. Mais elle crée d'autres problèmes tout aussi complexes à gérer, dont la pollution liée au secteur minier, vital à l'extraction des métaux rares permettant la fabrication des batteries électriques. Sans oublier les conditions de travail associées… Je le rappelle : le développement durable n'est possible qu'en incluant un important volet social. D'où l'expression "l'écologie sans lutte des classes, c'est du jardinage". D’ailleurs, on le dit souvent aussi : la voiture électrique a été créée pour sauver l’industrie automobile, pas la planète.
Pour rester sur le domaine de la voiture électrique, rappelons aussi que son développement est intrinsèquement lié à d'autres innovations technologiques : la chimère de la voiture autonome, associée elle-même à l'essor de l'IA. Transition toute trouvée vers un autre problème que pose le Technosolutionnisme, qui est en soi une nouvelle illustration de l'idée d'effet rebond.
La fuite en avant
Car comment croire que la technologie va, seule, nous permettre de compenser nos dépenses énergétiques, alors que sa part dans ces dernières est déjà conséquente ? Et va probablement exploser dans les années qui viennent ! L'amélioration de l'efficacité énergétique des datacenters est pourtant vantée de toute part, avec l'évocation de méthodes de refroidissement innovantes. Mais ces progrès, limités, auront-ils un impact réel si les calculs demandés augmentent constamment en quantité et en complexité ?
C'est bien évidemment de l'intelligence artificielle dont je parle ici, et dont je parlais déjà il y a quelques semaines en guise d'introduction à cette newsletter. Car si on parle beaucoup des progrès de cette technologie, on parle au demeurant assez peu de son gigantesque impact environnemental. Un impact déjà réel et amener à augmenter exponentiellement. Car derrière chaque demande à un programme d'IA, il y a beaucoup plus de puissance de calcul nécessaire que pour une simple recherche Google. Imaginez alors produire des images, voire des vidéos, intégralement via l'intelligence artificielle ? Le coût en électricité et en eau va être bien plus conséquent.
L'IA est en fait une excellente preuve que le défi climatique n'est pas réellement, et sincèrement, pris en compte par le milieu de la Tech. La croissance du domaine et de ses acteurs, la compétition qu'elle sous-tend, passe avant tout le reste. C'est la magie du néolibéralisme forcené, faut-il le rappeler.
La meilleure illustration de ce qu'il faut bien appeler une fuite en avant est cette intervention de Sam Altman, le boss d'OpenAI. OpenAI est l’acteur le plus visible du domaine de l'intelligence artificielle, et son investisseur principal n'est autre que… Microsoft. Sam Altman, donc, estime que l'IA consomme trop d'énergie. Là-dessus, nous sommes d'accord. Mais plutôt que de réfléchir à des manières de réduire cet impact, ou de prôner la patience et la sobriété dans le développement de ces technologies, la solution lui apparait évidente : il faut trouver une nouvelle source d'énergie ! Qui permettra d'absorber les volumes d'énergie gigantesques demandés par ses produits. Rien que ça ! La fusion nucléaire, la marotte science-fiction des technosolutionnistes. Que Bill Gates évoque lui aussi dans son interview. Et d'ailleurs, certains estiment que c'est l'IA qui pourra aider à trouver la solution technique pour obtenir cette fusion nucléaire. N'est-ce pas magnifique ?
Mais si cela n'était pas possible ? Ne faut-il pas réfléchir à cette hypothèse, l'anticiper un minimum ? Et si la fusion nucléaire créait des problèmes que nous n'avons pas encore imaginé, comme… à chaque grand progrès technologique ? Pas le temps pour cela. Cela va marcher, nous dit-on. Ayez la foi ! Mais si cela ne devait pas fonctionner, on serait là face à l'illustration la plus extrême de l'expression bien connue des startupers : "fake it until you make it". Fais semblant jusqu'à que ça marche vraiment.
Maintenant, en quoi suis-je surpris par le fait que le discours d'un milliardaire, pendant le World Economic Forum de Davos, en Suisse, lors d'un panel organisé par le grand média financier Bloomberg, apparaisse comme déconnecté de la réalité ? C'était assez prévisible, admettons-le. Surtout venant d'un personnage grandiloquant comme Sam Altman, qui vient d'estimer qu'il lui fallait 7 000 milliards de dollars pour endiguer la pénurie de composants qui pourrait ralentir le développement de l'IA. Cela équivaut à 260 fois le projet Manhattan ou 22 fois la totalité du programme Apollo. Montrer la lune a un imbécile très riche et il construira sa propre fusée pour aller directement sur Mars, que voulez-vous que je vous dise.
Voilà. Le Technosolutionnisme, c'est à mes yeux une fable néolibérale. Il rejoint les autres contes que sont la théorie du ruissellement ou la main invisible du marché. On est dans l'ordre du religieux. De la croyance.
Ce qui ne doit pas surprendre venant d'un pays, les Etats-Unis, où tout est juré sur Dieu, fait pour Dieu. Beaucoup d'auteurs ont étudié le rapport entre protestantisme et capitalisme. Nous n'en voyons probablement là qu'une nouvelle évolution. Pas besoin cependant d'aller jusqu'aux US pour rencontrer des discours technosolutionnistes. Ils font des émules un peu partout, jusque sur M6.
Maintenant que l'on a dit tout cela, il apparaît cependant clair que la tech va devoir jouer son rôle si on veut encore conserver notre planète dans un état vivable d'ici quelques décennies. Par bonheur, il existe des structures et des acteurs qui ont une vision à mes yeux plus intéressante, et pourtant pas si éloignée. Plutôt ici, en Europe.
Team for the Planet est une de ces structures. Son but est de soutenir les entreprises et les entrepreneurs qui luttent contre les gaz à effet de serre, avec un actionnariat ouvert et un modèle open-source. Si à ces origines, la vision de la structure se rapprochait beaucoup plus du Technosolutionnisme primaire, son discours a bien évolué ces dernières années. Arthur Auboeuf, l'un des fondateurs de TFTP, le dit sans tortiller dans une interview au média écolo (de qualité) Vert : « une part de la solution viendra de l’innovation pour accélérer la sobriété ».
Sobriété. Le mot est lâché. Et les posts de la structure sur LinkedIn sont plus que jamais tournés vers cette idée de sobriété. Une idée tout à fait absente des prises de parole américaines sur ces sujets, alors que le meilleur moyen de limiter les émissions de CO2 reste encore de ne pas les produire de prime abord. Je suis devenu actionnaire de TFTP récemment. Je suis encore au stade de la prudence quant aux résultats des entreprises qu'elle soutient, mais la démarche est vraiment intéressante.
Revenons un peu à Microsoft, car j'ai déjà croisé Team For The Planet dans le cadre de mon travail chez le géant de la tech. Microsoft et la structure ont été un temps main dans la main sur un projet commun, dont j'ai été à l'époque l'un des initiateurs ; il s'agit même de ma dernière action majeure pour mon ancien employeur. Ce programme consistait en la mise en place d'un accélérateur – un incubateur à entreprises en croissance, pas un accélérateur à particules, précisons-le. Cet accélérateur était dédié aux start-ups "s’attachant à trouver des solutions pour réduire et compenser les émissions de carbone". A l'époque de l'annonce, Team For The Planet (encore appelée Time For The Planet, nom qu'elle a dû modifier suite à un litige juridique) était l'un des partenaires du programme. Elle était un membre clé du jury choisissant le panel de start-ups y étant intégré.
Étonnamment, TFTP n'a plus participé aux deuxième et troisième sessions de l'accélérateur. Ce ne sont là que des suppositions, mais ce divorce tient peut-être au changement de discours évoqué un peu plus haut. TFTP a été remplacé notamment par la Fondation SolarImpulse, en guise de caution écolo. De manière amusante, SolarImpulse est également cité dans l'article de Vert que je mentionnais un peu plus haut. Un "entrepreneur engagé" restant anonyme y déclare préférer la vision de l'entreprise portée par Bertrand Picard plutôt que celle de TFTP. Il faut dire que contrairement à ces derniers, vous ne verrez pas SolarImpulse parler sobriété. Rien d'étonnant venant d'une structure s'étant notamment construite autour de l'idée d'aviation verte, ce que la majorité des spécialistes de la transition écologique vous présentera comme une chimère. Une aberration se rapprochant là encore de l'idée de fuite en avant. Business as usual. Continuez à prendre l'avion, on s'occupe de tout ! On peut voir des synergies entre les gros de la tech et ces écolos-là, assurément.
Le mot sobriété fait peur, il faut dire. Il est synonyme pour beaucoup de décroissance. Certains s'imaginent tout de suite un retour à l'âge de pierre. C'est l'argument le plus usité dans les résistances aux discours écologiques. Encore récemment par Emmanuel "Make Our Planet Great Again" Macron quand il évoquait le "modèle amish". Pourtant, avant d'arrêter du jour au lendemain d'utiliser internet, votre voiture, votre smartphone, il y a probablement des avancées technologiques que l'on pourrait questionner.
Après les gigantesques flops des NFT et du métavers, la dernière marotte de la tech, c'est la réalité augmentée. Et cela surtout avec l'arrivée du casque d'Apple, le Vision Pro. La réalité virtuelle, avant elle, n'avait pourtant pas franchement convaincu. Elle ne semble être qu'un gadget, prenant la poussière chez les nerds PC et dans les musées, avec des utilités professionnelles existantes mais là aussi très niches pour le moment. Alors, quelle différence avec le Vision Pro ? À ce stade, à en croire les nombreux tests aux US comme en Europe (même si le produit n'est officiellement pas disponible chez nous), si le casque est bluffant techniquement, on ne lui trouve pas vraiment d'intérêt réel au quotidien. Pire, les nombreux problèmes de confort qu'il engendre poussent même les fans les plus hardcore de la marque à la Pomme à demander des remboursements de leur 3500$. Oui 3500$, je sais.
Maintenant, voilà. Même si Apple ne nous a pas habitué à miser sur ce qui reste un marché de niche à ce stade, elle est l’entreprise la plus douée qui soit pour créer des besoins. Mais, en 2024, sur une planète qui se dérègle, est-ce que créer des besoins est une très bonne idée ? Est-ce qu'engloutir des milliards de dollars, des tonnes de matériaux rares, et des millions de gigaoctets de données dans des produits voués pour leur majorité à se planter est encore un modèle viable pour la tech ? Ou pour qui que ce soit, d'ailleurs ? A-t-on vraiment besoin de métavers, de réalité augmentée, de smartphones pliants, de Sphère en LED (à Las Vegas, la boucle est bouclée) ?
On pourra évidemment arguer que l'innovation se fait à tâtons, en testant des choses parfois farfelues. Bill Gates dit lui dans son interview : "l'innovation va là où il y a un marché". Je pense que c'est malheureusement souvent faux. L'innovation va aussi parfois là où les grands gamins de la tech arrivent à emmener des investisseurs, puis le marketing essaye de créer le marché. C’est exactement le modèle de très nombreuses startups. Ne serait-il pas temps de siffler la fin de la récré et de revenir à la raison ? La recherche, technologique comme ailleurs, ne devrait-elle pas être plus encadrée, déontologiquement comme environnementalement ?
Encadrer, voilà un mot qui donne évidemment la chair de poule aux néo-libéraux, aux Etats-Unis encore plus qu'en Europe. Et encore, je dis cela en sachant que nos gouvernements, des deux côtés de l'Atlantique, se montrent bien peu enclins à encadrer quoi que ce soit sur le sujet environnemental.
Je vais conclure sur un point clé : j'aimerais réellement que l'avenir me donne tort. J'aimerais qu'un développement technologique à tout crin comme il a lieu actuellement permette de développer des solutions rapidement pour stopper le changement climatique, sauver la biodiversité, préserver nos réserves d'eaux, et équilibrer les disparités sociales et économiques dont notre monde souffre.
Mais je n'y crois pas. La déconnexion croissante des élites politiques et technologiques avec la réalité de notre vie à tous ne m'engage pas du tout à y croire. Nous revenons là peut-être sur le plan de la croyance. Croire en la tech toute puissante, ou non. Le Technosolutionnisme est pour moi de l'ordre du vœu pieu. De la prière adressée à Saint Gates et aux autres apôtres de la Tech. Le problème étant que je suis athée, en tech comme pour le reste. Je n'ai pas (plus ?) de chapelle.
Car de chapelle, avant, j’en avais une dans le domaine de la Tech. Microsoft. J’y ai bossé durant des années extrêmement enthousiasmantes, où j’ai appris énormément. Je n’aurais jamais rejoint Google, Apple, Amazon ou Meta. Je voyais en Microsoft quelque chose de différent, de plus responsable, une expérience plus ancienne qui protégeait des dérives. De la même manière, Bill Gates est à mes yeux un milliardaire plutôt responsable à l'aune de sa gigantesque fortune, si on le compare avec ses collègues à richesse comparable.
Je crois encore en cette différence, pour Gates comme pour Microsoft. Mais j’ai peur que cette dernière, dans son empressement à prendre le virage de l’intelligence artificielle avant les autres, enterre bien vite ses ambitions environnementales. Elle tient pour le moment un double discours, opposant éthique et business dérégulé, difficilement tenable sur le temps long.
Alors, voilà. A ma très petite échelle, je compte bien œuvrer désormais à ce que la tech se responsabilise, puisqu'au pire, cela lui sera toujours utile.
Et de citer Jacques Brel pour finir, parce que c'est élégant :
Faut vous dire, Monsieur
Que chez ces gens-là
On n'pense pas, Monsieur
On n'pense pas
On prie
🙏
Les recos de Tales from the Tech :
Ce mois-ci, nous allons évidemment parler de nature, et de l'impact de l'homme sur celle-ci. Voici quelques recommandations culturelles, dans des domaines variés.
J'ai évoqué au cours de cet article la notion de solarpunk, ce mouvement créatif qui réfléchit à des manières différentes de présenter le futur et l'innovation, avec un prisme plus tourné vers la nature et la positivité. La meilleure interprétation du concept que j'ai pu rencontrer est celle de Terra Nil. Un jeu vidéo qui propose de "réparer" des terres abîmées – une catastrophe a tout de même pris place, visiblement – puis de faire revenir plantes et animaux à l'aide de la technologie. Des technologies assez farfelues, mais basées sur de vrais concepts scientifiques. De manière amusante, on est là tout à fait dans le Technosolutionnisme. Mais il est bon de rêver ! Si vous avez un abonnement Netflix, vous pouvez y jouer gratuitement sur votre smartphone ou votre tablette. Très bon moyen de détente. Et oui, Netflix c'est aussi un (court) catalogue de jeux vidéo.
Le cinéma français a récemment fait preuve d'originalité avec une fable fantastique et écologique. Le Règne Animal raconte comment des mutations transformant peu à peu certains humains en animaux fracturent la société française. Porté par un Romain Duris qui fait toujours le boulot, et le jeune et excellent Paul Kircher, Le Règne Animal est un film très touchant. Il est réalisé par Thomas Cailley, dont c'est le second film après Les Combattants, sorti il y a déjà 10 ans. Et que c'est agréable de voir le cinéma français se mettre au fantastique de manière subtile et intelligente. Les métaphores autour de la peur de l'autre et de notre rapport à la nature pleuvent. On retrouve des classiques du genre (les méchants militaires), mais le tout fonctionne vraiment bien, grâce notamment au rendu des mutations réalisés avec des effets visuels dits "traditionnels". Comprenez : des prothèses plus que de la 3D. Low-tech baby.
On change à nouveau de domaine pour finir par une BD. L'Age d'Eau de Benjamin Flao raconte une France qui se noie sous les eaux montantes. Son tome 1 met en place une galerie de personnages variés, faisant face aux différentes conséquences de cette situation climatique. Des personnages dont on ne sait pas encore quels seront leurs liens, si ce n'est qu'ils font face aux mêmes dérives totalitaires d'un état en panique aqueuse. On effleure juste ce monde avec ce premier tome, hâte de lire la suite. Et de la voir, car certaines planches sont vraiment magnifiques.
Voilà, c'est "tout" pour ce mois-ci ! Promis, je ferai un peu plus court la prochaine fois 😉 On se retrouve donc le mois prochain pour un deuxième numéro de Tales From The Tech. D'ici là, n'hésitez pas à partager le format autour de vous, cela me ferait très plaisir. Et à me faire part de vos retours, également. Vous pouvez le faire en commentant l'article sur tftt.ghost.io, ou directement via mes différents réseaux 🤗
Thomas 🌱